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LA CONSTITUTION APPLIQUÉE

Il est une maladie étrange qui se rencontre ordinairement dans les quartiers pauvres. Un ouvrier, surmené de travail, misérable, mal nourri, s’est mis à boire ; tous les jours il boit davantage et des liqueurs plus fortes. Au bout de quelques années, son appareil nerveux, déjà appauvri par le jeûne, est surexcité et se détraque. Une heure arrive où le cerveau, frappé d’un coup soudain, cesse de mener la machine : il a beau commander, il n’est plus obéi ; chaque membre, chaque articulation, chaque muscle, agissant à part et pour soi, sursaute convulsivement par des secousses discordantes. Cependant l’homme est gai ; il se croit millionnaire, roi, aimé et admiré de tous ; il ne sent pas le mal qu’il se fait, il ne comprend pas les conseils qu’on lui donne, il refuse les remèdes qu’on lui offre, il chante et crie pendant des journées entières, et surtout il boit plus que jamais. — À la fin, son visage s’assombrit et ses yeux s’injectent. Les radieuses visions ont fait place aux fantômes monstrueux et noirs : il ne voit plus autour de lui que des figures menaçantes, des traîtres qui s’embusquent pour tomber sur lui à l’improviste, des meurtriers qui lèvent le bras pour l’égorger, des bourreaux qui lui préparent des supplices, et il lui semble qu’il marche dans une mare de sang. Alors il se précipite, et, pour ne pas être tué, il tue. Nul n’est plus redoutable ; car son délire le soutient, sa force est prodigieuse, ses mouvements sont imprévus, et il supporte, sans y faire attention, des misères et des blessures sous lesquelles succomberait un homme sain. — De même