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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


n’entraîne guère que la plèbe, mais bien plus haut et bien plus destructeur.

En effet, non seulement la masse lancée est la plus grossière, mais encore elle est soulevée par un sentiment nouveau dont la force est incalculable, l’orgueil du plébéien, du sujet, du pauvre, qui, redressé subitement après une abjection séculaire, a savouré, au delà de toute attente et de toute mesure, les jouissances de l’égalité, de l’indépendance et de la domination. « Quinze millions de nègres » blancs, dit Mallet du Pan[1], plus mal nourris, plus malheureux que ceux de Saint-Domingue, comme eux révoltés et affranchis de toute autorité par la révolte, comme eux habitués, par trente mois de licence, à régner sur ce qui reste de leurs anciens maîtres, comme eux fiers de leur caste réhabilitée et glorieux de leurs mains calleuses : se figure-t-on leur transport de rage au coup de trompette qui les éveille pour leur montrer à l’horizon les planteurs qui reviennent avec des verges neuves et des carcans plus lourds ? — Rien de plus soupçonneux qu’un tel sentiment dans de pareilles âmes ; rien de plus vite alarmé, de plus prompt aux coups de main et à tous les excès de la force, de plus aveuglément crédule, de plus aisément et violemment précipité, non seulement contre ses vrais ennemis du dehors, mais encore et d’abord contre ses ennemis imaginaires du dedans[2], roi, ministres, gentils-

  1. Mercure de France, n° du 23 novembre 1791.
  2. Comte de Ségur, Mémoires, I (à Fresnes, village situé à sept lieues de Paris, quelques jours après le 2 septembre 1792) : « Une bande de ces démagogues poursuivait un gros fermier du