Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 6, 1904.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
LA RÉVOLUTION


les balles, ils ont conscience de leur désintéressement et de leurs sacrifices, ils sont des héros[1] et ils peuvent s’envisager comme des libérateurs. Sur cette idée, leur orgueil s’exalte. Selon un grand observateur[2] qui a connu leurs survivants, « beaucoup d’entre eux croyaient que les Français seuls étaient des êtres raisonnables… À nos yeux, les habitants du reste de l’Europe, qui se battaient pour conserver leurs chaînes, n’étaient que des imbéciles pitoyables ou des fripons vendus aux despotes qui nous attaquaient. Pitt et Cobourg nous semblaient les chefs de ces fripons… et la personnification de tout ce qu’il y a de traître et de stupide au monde. En 1794, notre sentiment intérieur et sérieux était tout renfermé dans cette idée : être utile à la patrie. Tout le reste, l’habit, la nourriture, l’avancement, était à nos yeux un misérable détail éphémère. Comme il n’y avait pas de société, les succès de société, chose si principale dans le caractère de notre nation, n’existaient pas. Nos seules réunions étaient des fêtes, des cérémonies touchantes qui nourrissaient en nous l’amour de la patrie. Dans la rue, nos yeux se remplissaient de larmes en rencontrant une inscription en l’honneur du jeune tambour Barra… Ce sentiment fut notre seule religion », mais il en fut une. Lorsque dans une nation le cœur est si haut[3], elle se sauve mal-

  1. Sur ces sentiments, cf. Gouvion-Saint-Cyr, Mémoires, et Fervel, Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales.
  2. Stendhal, Mémoires sur Napoléon.
  3. Gouvion-Saint-Cyr, Mémoires, 45 : « Le patriotisme suppléa