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LES GOUVERNÉS


les instincts de vanité et de générosité, qui sont l’essence du Français, prenaient l’ascendant ; le conseiller ou contrôleur, homme du roi, se regardait comme un homme au-dessus du commun, comme un noble du tiers état. Il songeait moins à faire fortune qu’à s’acquérir de l’estime ; sa principale passion était d’être honoré et honorable ; « il passait une vie facile et considérée… dans l’exercice de sa charge,… sans autre ambition que de la transmettre à ses enfants… avec l’héritage d’une réputation intacte[1] ». — Dans les

  1. Albert Babeau, la Ville, 27. — Histoire de Troyes, I, 21. — Plusieurs traits de cette description sont empruntés à des souvenirs d’enfance et à des récits de famille. J’ai eu l’occasion de connaître ainsi en détail deux ou trois petites villes de province, l’une de 6000 âmes, où, avant 1800, presque tous les notables, quarante familles, étaient parents ; aujourd’hui, toutes sont dispersées. — Plus on étudie les documents, plus on trouve juste et profonde la définition que donne Montesquieu du ressort principal de la société en France sous l’ancien régime : ce ressort était l’honneur. — Dans la portion de la bourgeoisie qui se confondait avec la noblesse, je veux dire chez les parlementaires, les fonctions étaient gratuites ; le magistrat était payé en considération. — (Moniteur, V, 520, séance du 30 août 1790, discours de d’Esprémenil.) « Voici ce que coûtait un conseiller ; je me prends pour exemple. Il payait sa charge 50 000 livres, et, en outre, 10 000 livres pour les droits du marc d’or. Il recevait 389 livres 10 sous de gages, sur lesquels il fallait ôter 367 livres de capitation. Pour le service extraordinaire de la Tournelle, le roi nous allouait 45 livres. — On me dit : Et les épices ? — La Grande Chambre, qui était le plus accusée d’en recevoir, était composée de cent quatre-vingts membres ; les épices montaient à 250 000 livres, et ceci ne pesait pas sur la nation, mais sur les plaideurs. — Je prends M. Thouret à témoin, il a plaidé au parlement de Rouen. Je lui demande, en son âme et conscience, ce qu’un conseiller retirait de son office ; pas 500 livres… Quand un arrêté coûtait 900 livres au plaideur, le roi en retirait 600 livres… Je me résume : j’avais, pour mon office, 7 livres 10 sous. »