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NAPOLÉON BONAPARTE


souvent ils agissaient en bons chirurgiens, sinon par vertu, du moins par sentiment dynastique et par tradition de famille ; ayant exercé de père en fils, ils avaient acquis la conscience professionnelle ; pour objet premier et dernier, ils se proposaient le salut et la santé de leur patient. C’est pourquoi ils ne prodiguaient pas les opérations démesurées, sanglantes et trop risquées : rarement ils se laissaient induire en tentation par l’envie d’étaler leur savoir-faire, par le besoin d’étonner et d’éblouir le public, par la nouveauté, le tranchant, l’efficacité de leurs bistouris et de leurs scies. Ils se sentaient chargés d’une vie plus longue et plus grande que leur propre vie ; ils regardaient au delà d’eux-mêmes, aussi loin que leur vue pouvait porter, et ils pourvoyaient à ce que l’État, après eux, pût se passer d’eux, subsister intact, demeurer indépendant, robuste et respecté, à travers les vicissitudes du conflit européen et les chances indéterminées de l’histoire future. Voilà ce que, sous l’ancien régime, on nommait la raison d’État ; pendant huit cents ans elle avait prévalu dans le conseil des princes ; avec des défaillances inévitables et après des déviations temporaires, elle y devenait ou elle y restait le motif prépondérant. Sans doute elle y excusait ou autorisait bien des manques de foi, bien des attentats, et, pour trancher le mot, bien des crimes ; mais dans l’ordre politique, surtout dans la conduite des affaires extérieures, elle fournissait le principe dirigeant, et ce principe était salutaire. Sous son ascendant continu, trente souverains avaient