Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
NAPOLÉON BONAPARTE


mois, ils désertent, eux et leurs compagnons de chaîne, au taux de 4 ou 5000 par jour[1]. Si jamais l’Angleterre est conquise, il faudra aussi y tenir garnison, et par des garnisaires aussi zélés. — Tel est l’avenir indéfini que le système offre aux Français, même avec toutes les bonnes chances. Il se trouve que les chances sont mauvaises et qu’à la fin de 1812 la Grande Armée gît dans la neige : le cheval a manqué des quatre pieds. Par bonheur, ce n’est qu’un cheval fourbu ; « la santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure[2] » ; le cavalier ne s’est point fait de mal ; il se relève, et, ce qui le préoccupe en cet instant, ce n’est pas l’agonie de sa monture crevée, c’est sa propre mésaventure, c’est sa réputation d’écuyer compromise, c’est l’effet sur le public, ce sont les sifflets, c’est le comique d’un saut périlleux annoncé à si grand orchestre et terminé par une si piteuse chute. Dix fois de suite, arrivant à Varsovie, il répète[3] : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. » Plus imprudemment encore, à Dresde, l’année suivante, il montre à nu et à cru sa passion maîtresse, ses motifs déterminants, l’immensité et la férocité de son impitoyable amour-propre. « Que veut-on de moi ? dit-il à M. de Metternich[4]. Que je me déshonore ?

  1. Ségur, III, 474. — Thiers, XIV, 159 (Un mois après le passage du Niémen, 150 000 hommes avaient disparu des rangs).
  2. Vingt-neuvième bulletin (5 décembre 1812).
  3. Abbé de Pradt, Histoire de l’ambassade de Varsovie, 219.
  4. M. de Metternich, I, 147. — Fain, Manuscrit de 1813, II, 26 (Paroles de Napoléon à ses généraux) : « C’est un triomphe complet qu’il nous faut. La question n’est plus dans l’abandon de telle ou telle province ; il s’agit de notre supériorité poli-