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LE RÉGIME MODERNE


« Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus. » Mieux que les bureaux du mouvement des ministères de la guerre et de la marine, mieux que les états-majors eux-mêmes, il sait toujours « sa position » sur mer et sur terre, nombre, grandeur et qualité de ses vaisseaux au large et dans chaque port, degré d’avancement présent et futur des bâtiments en construction, composition et force des équipages, composition, organisation, personnel, matériel, résidence, recrutement passé et prochain de chaque corps d’armée et de chaque régiment. De même en finances, en diplomatie, dans toutes les branches de l’administration laïque ou ecclésiastique, dans l’ordre physique et dans l’ordre moral. Sa mémoire topographique et son imagination géographique des contrées, des lieux, du terrain et des obstacles aboutissent à une vision interne qu’il évoque à volonté et qui, après plusieurs années, ressuscite en lui aussi fraîche qu’au premier jour. Son calcul des distances, des marches et des manœuvres est une opération mathématique si rigoureuse, que plusieurs fois, à deux ou trois cents lieues de distance, sa prévision militaire, antérieure de deux mois, de quatre mois, s’accomplit presque au jour fixé, précisément à la place dite[1]. Ajoutez une dernière faculté,

  1. Bourrienne, II, 116, IV, 238 : « Il avait peu de mémoire pour les noms propres, les mots et les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. Je me rappelle qu’en allant de Paris à Toulon, il me fit remarquer dix endroits propres à livrer de grandes batailles… C’était alors un souvenir des premiers voyages de sa jeunesse, et il me décrivait l’assiette du terrain, me désignait les positions qu’il aurait occupées, avant