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NAPOLÉON BONAPARTE


« voulais qu’elle devînt une ville de deux, trois, quatre millions d’habitants, quelque chose de fabuleux, de colossal, d’inconnu jusqu’à nos jours, et dont les établissements publics eussent répondu à la population… Archimède proposait de soulever le monde si on lui laissait poser son levier ; pour moi, je l’eusse changé partout où l’on m’eût laissé poser mon énergie, ma persévérance et mes budgets. » — Du moins, il le croit ; car, si haut et si mal appuyé que doive être le prochain étage de sa bâtisse, toujours il y superpose d’avance un nouvel étage plus élevé et plus chancelant. Quelques mois avant de se lancer, avec toute l’Europe à dos, dans la Russie, il disait à Narbonne[1] : « Après tout,

    illustré les siècles passés devait y être réuni. Napoléon regrettait de ne pouvoir y transporter Saint-Pierre de Rome ; il était choqué de la mesquinerie de Notre-Dame. »

  1. Villemain, Souvenirs contemporains, I, 173. (Paroles de Napoléon à M. de Narbonne, dans les premiers jours de mars 1812, et répétées une heure après par M. de Narbonne.) La rédaction est de seconde main, et n’est qu’une imitation très adroite ; mais le fond des idées est bien de Napoléon. — Cf. ses rêves aussi démesurés sur l’Italie et la Méditerranée (Correspondance, XX. X, 548), et une improvisation admirable à Bayonne sur l’Espagne et les colonies (l’abbé de Pradt, Mémoires sur les révolutions d’Espagne, 130) : « Là-dessus Napoléon parla, ou plutôt il poétisa, il ossianisa pendant longtemps,… comme un homme plein d’un sentiment qui l’oppressait,… dans le style animé, pittoresque, plein de verve, d’images et d’originalité, qui lui était familier,… sur l’immensité des trônes du Mexique et du Pérou, sur la grandeur des souverains qui les posséderaient,… et sur les résultats que ces établissements auraient pour l’univers. Je l’avais souvent entendu ; mais, dans aucune circonstance, je ne l’avais entendu développer de telles richesses d’imagination et de langage. Soit abondance du sujet, soit que toutes ses facultés eussent été remuées par la scène de laquelle il sortait et que toutes les cordes de l’instrument vibrassent à la fois, il fut sublime. »