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LE RÉGIME MODERNE


Notez ce mot de l’oncle : il résume l’expérience totale d’un homme de ce temps et de ce pays ; voilà bien l’enseignement que donnait la vie sociale en Corse ; par une liaison infaillible, la morale s’y adaptait aux mœurs. En effet, telle est la morale, parce que telles sont les mœurs, dans tous les pays et dans tous les temps où la police est impuissante, où la justice est nulle, où la chose publique appartient à qui peut la prendre, où les guerres privées se déchaînent sans répression ni pitié, où chacun vit armé, où toutes les armes sont de bonne guerre, la feinte, la fraude et la fourberie, comme le fusil ou le poignard ; c’était le cas en Corse au xviiie siècle, comme en Italie au xve siècle. — De là les premières impressions de Bonaparte, semblables à celles des Borgia et de Machiavel ; de là, chez lui, cette première couche de demi-pensées qui plus tard servira d’assise aux pensées complètes ; de là tous les fondements de son futur édifice mental et de la conception qu’il se fera de la société humaine. Ensuite, quand il aura quitté les écoles françaises, à chacun de ses retours et séjours, les mêmes impressions redoublées consolideront en lui la même idée finale. Dans ce pays, écrivent les commissaires français[1], « le peuple ne conçoit pas l’idée abstraite

    vérité, mais de toujours parler ou écrire en vue de l’auditoire, pour plaider une cause. — Par ce talent, on crée des fantômes qui dupent l’auditoire ; en revanche, comme l’auteur fait lui-même partie de l’auditoire, il finit par induire en erreur, non seulement autrui, mais lui-même ; c’est le cas de Napoléon.

  1. Yung, II, 111 (Rapport de Volney, commissaire en Corse, 1791) ; II, 287 (Mémoire pour faire connaître le véritable état politique et militaire de la Corse au mois de décembre 1790) ; II,