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LE RÉGIME MODERNE


« voix électorales, par esprit de parti et de parenté… Les douanes ne servent qu’à payer les parents et les amis… Les appointements ne parviennent pas à leurs destinataires. La campagne est inhabitable, faute de sécurité. Les paysans portent leur fusil jusqu’en labourant. On ne peut faire un pas sans une escorte ; souvent il faut envoyer un détachement de cinq ou six hommes pour porter une lettre d’une poste à l’autre. » — Traduisez cet exposé général par les milliers d’événements dont il est le sommaire ; imaginez ces petits faits quotidiens racontés avec leurs circonstances sensibles, commentés avec sympathie ou avec colère par des voisins intéressés[1] : tel est le cours de morale professé devant le jeune Bonaparte. — À table, l’enfant a écouté la conversation des grandes personnes, et, sur un mot, comme celui de l’oncle, sur une expression de physionomie, sur un geste admiratif ou sur un haussement d’épaules, il a deviné que le train courant du monde n’est pas la paix, mais la guerre, par quelles ruses on s’y soutient, par quelles violences on s’y pousse, par quels coups de main on y grimpe. Le reste du jour, abandonné à lui-même, à la nourrice Ilari, à Saveria, la femme de charge, aux gens du peuple parmi lesquels il vagabonde, il entend causer les marins du port ou les bergers du domaine, et leurs exclamations naïves, leur franche admiration des embuscades bien dressées et des

  1. Miot de Melito, II, 2 : « Les partisans de la famille du Premier Consul… ne voyaient en moi que l’instrument de leurs passions, propre uniquement à les débarrasser de leurs ennemis, pour concentrer toutes les faveurs sur leurs protégés. »