Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/230

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Ce moment fut affreux, et, quand vers le matin je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée, où désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m’y exiler et que j’étais tenté de maudire. Les jours qui suivirent cette découverte furent les plus tristes de ma vie. Dire de quels mouvements ils furent agités serait trop long. Bien que mon intelligence ne considérât pas sans quelque orgueil son ouvrage, mon âme ne pouvait s’accommoder à un état si peu fait pour la faiblesse humaine ; par des retours violents elle cherchait à regagner les rivages qu’elle avait perdus ; elle retrouvait dans la cendre de ses croyances passées des étincelles qui semblaient par intervalles rallumer sa foi. Mais des convictions renversées par la raison ne peuvent se relever que par elle, et ces lueurs s’éteignaient bientôt.

Elles s’éteignirent pour toujours. Il était entré dans la philosophie, et désormais il y resta. Il y plongea de tout son élan et de toute sa force. Pour les gens qui vivent en eux-mêmes, le scepticisme est insupportable ; n’ayant rien d’extérieur où ils puissent se prendre, uniquement soutenus, occupés et animés par leurs croyances, ils sont contraints de croire ou de mourir. Celui-ci osa tout pour retrouver la vérité perdue ; il entreprit de construire une philosophie seul, sans maître, avec toutes les précautions de la méthode et tous les scrupules du doute, sur un terrain obstrué, inconnu, périlleux, hérissé d’obstades qu’il aperce-