Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/234

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bord exploré nous-même la matière à laquelle elles se rapportent, n’ont pour nous qu’un sens vague, et nous troublent plutôt qu’elles ne nous éclairent[1]. » Cette habitude et ce goût sont le signe du véritable philosophe. Celui-ci, qu’on appelle disciple, fut bien plus inventeur que son maître. Comme un phare coloré et commode qui tour à tour reçoit cinq ou six lumières et en transmet au loin la splendeur, M. Cousin, portant en lui tour à tour Maine de Biran, Royer-Collard, Platon, Plotin, Schelling, Descartes et Leibnitz, a fait briller au loin sur l’horizon philosophique leurs rayons un peu déviés et un peu déteints. M. Jouffroy a lui-même allumé son flambeau solitaire. Il n’est point allé emprunter une lampe oubliée dans la nécropole philosophique où dorment les systèmes ensevelis, veillés par le poudreux cortège des historiens et des antiquaires. Il n’était jamais entré dans ces froides galeries ; il n’avait jamais porté la main sur ces reliques illustres ; c’est parce qu’il les a laissées intactes qu’il mérite une place à leurs côtés.

Cette disposition à vivre seul et en soi-même produit la tristesse. Presque tous nos moments de gaieté nous viennent du contact changeant de nos semblables, ou du spectacle changeant de la nature. On se dissipe, on s’occupe, on oublie, on rit : bon-

  1. Nouveaux mélanges, p. 365.