Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/186

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noire, épouvantant les troupeaux, annonçant aux bergers qu’un Sauveur vient de naître. Le Hollandais dans sa brume a senti les terreurs et les ravissements évangéliques ; il a vu, il a été secoué jusqu’aux moelles par le poignant sentiment de la vie et de la vérité ; et en effet les choses se sont passées telles qu’il nous les montre ; devant son tableau, on y croit parce qu’on y assiste. Raphaël croit-il à quelque chose dans son miracle ? Il croit avant tout qu’il faut choisir et ordonner des attitudes. Cette belle jeune femme à genoux songe à bien placer ses deux bras : les trois saillies de muscles sur son bras gauche font une suite agréable ; la chute des reins, la tension de toute la machine depuis le dos jusqu’à l’orteil sont justement la pose qu’on arrangerait dans un atelier. L’homme au livre pense à montrer son pied si bien dessiné. Celui qui lève un bras, le voisin qui tient l’enfant possédé, font des gestes d’acteur. Qu’est-ce que ces apôtres qui se laissent tomber symétriquement de façon à faire un groupe ? Moïse et Élie dans la gloire aux deux côtés du Christ sont des nageurs qui déploient leurs jambes. Ce Christ lui-même avec ses pieds si nettement marqués, ses orteils séparés, n’est qu’un beau corps ; ses chevilles et ses cous-de-pied l’ont préoccupé autant que sa divinité.

Ceci n’est pas impuissance, mais système, ou plutôt instinct, car alors il n’y avait pas système. J’ai encore devant les yeux une estampe célèbre, son Massacre des Innocents. Je réponds que pas un des innocents ne court de danger. Le grand gaillard de gauche qui montre ses pectoraux, l’autre du centre qui fait voir le creux de son échine, ne tueront jamais les bambins qu’ils empoignent. Mes amis, vous êtes bien portants