Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/388

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loques pendillent autour. Une vieille femme a sur la tête, en guise de capuchon, un torchon de cuisine, je ne sais quel débris de paillasson où un régiment semble s’être décrotté les pieds. — Les rues latérales sont des cloaques biscornus, où les pierres pointues alternent avec les ordures. La ville a pourtant de grandes constructions qui semblent anciennes ; mes amis disent que dans les montagnes on trouve encore des villages bâtis au quinzième siècle, si bien bâtis que trois cents ans de décadence n’ont pas suffi à gâter ni user l’œuvre de la prospérité primitive.

Nous sommes allés au lac Nemi, qui est une coupe d’eau au fond d’une vasque de montagnes. Il n’a rien de grand, non plus que le Tibre ; son nom fait sa gloire. Les montagnes qui l’entourent ont perdu leurs forêts ; seuls, sur la grève, de monstrueux platanes accrochés aux rocs par leurs racines s’étalent à demi couchés sur l’eau ; les troncs informes, bosselés, trapus poussent en avant leurs grandes branches blanchâtres, et leurs rameaux plongent dans les petits flots gris. Tout à côté bruit une armée de joncs ; les pervenches et les anémones foisonnent jusque dans la mousse des racines, et les pentes lointaines apparaissent à travers le labyrinthe des rameaux, demi-bleuies par la distance. Un nom, l’ancien nom du lac, arrive aux lèvres, speculum Dianæ, et tout de suite on le revoit tel qu’il était dans les siècles de vie militante et de rites meurtriers, ceint de vastes et noires forêts, désert, quand ses silences n’étaient troublés que par le bramement des cerfs ou le pas des biches qui venaient boire ; le chasseur, le montagnard qui apercevait du haut d’un roc son immobile clarté glauque, sentait sa chair se hérisser comme s’il