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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 2, 1876.djvu/17

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mar, c’est le lugubre postillon en vieille cape déguenillée qui sautille éternellement dans la clarté jaunâtre. La lumière de la lanterne tombe tout entière sur son dos avec une teinte de spectre. À chaque instant, il se tortille pour bâtonner ses rosses, et on voit le rire fixe, la contraction machinale de ses mâchoires maigres.

Au réveil, dans les premières blancheurs de l’aube apparaît un fleuve qui tourne sous ses fumées matinales, puis un enchevêtrement de ravins et de coteaux décharnés, lézardés par des cassures innombrables, avec des traînées de cailloux blancs écroulés dans les creux et sur les pentes ; dans le lointain, de hautes montagnes rayées ou noirâtres. La frontière est passée, c’est l’Apennin qui commence. Un soleil gai luit sur les arêtes vives des cimes ; la poitrine aspire un air sain ; on est sorti de la contrée empestée : voici enfin le pays maigre, mais propre à la vie, pays sévère, aux traits grands et tranchés, qui peut remplir l’esprit de ses nourrissons d’images nobles et précises, sans alourdir leur corps par l’abondance d’une nourriture grossière. Des landes, des rocs stériles, çà et là une bande de pâturage aromatique et dru, quelques champs pierreux, partout des oliviers : on se croirait dans notre Provence. Il n’y a pas jusqu’à ces pâles oliviers dont l’aspect n’ajoute à l’austérité du paysage. La plupart ont éclaté par le milieu, le tronc s’est effondré, l’arbre s’est séparé en morceaux, et ses membres ne tiennent entre eux que par une suture ; on dirait les damnés de Dante, tous suppliciés par l’épée, tous fendus à demi, en travers, de la tête aux pieds, des pieds à la tête. Les racines tordues s’accrochent entre les cailloux comme des pieds désespérés, et le corps torturé par la plaie se contourne