Page:Taine - Voyage en Italie, t. 2, 1876.djvu/283

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de chez nous on crie au feu. Cent soixante ans de guerre contre les pirates de la Dalmatie ne sont pas une œuvre de la raison d’État, un calcul de cabinet, un système élaboré par une douzaine de tètes politiques et d’habits brodés, comme nos expéditions d’Afrique. Navires interceptés, fiancées enlevées à l’église, citoyens captifs mis à la rame, de toutes parts les plaies privées saignent et ressaignent pour transformer les particuliers en citoyens. Lorsque plus tard la cité aura bordé la Méditerranée de ses colonies, la même situation maintiendra le même patriotisme. Les Navagieri, ducs de Lemnos, les Sanudo, princes de Naxos et de Paros, les cinq cent trente-sept familles de cavaliers et de fantassins qui ont reçu en fief le tiers de la Crète, savent que du salut public dépend leur salut. Une défaite de Venise leur apportera l’invasion, l’incendie, les mutilations, le pal. Quand le Grec, l’Égyptien, le Génois, lancent leurs flottes, quand l’Allemand, le Turc ou le Dalmate remuent leurs armées, le moindre Vénitien, un marchand, un matelot, un calfat, sait que son commerce, son salaire, ses membres même sont en danger. Par cette communauté constante, il a pris l’habitude d’agir en corps, de se sentir compris dans la patrie, d’être insulté et blessé en elle et à travers elle, de l’admirer, de dédaigner les autres, de s’admirer lui-même comme le soldat d’une noble armée, conquérante et intelligente, qui marche avec saint Marc, le favori de Dieu, pour général. Ainsi relevé, un homme est bien fort. Comme il se sent grand, il fait de grandes choses ; la générosité double la puissance du ressort que l’intérêt personnel avait déjà tendu. Que l’on considère la vie d’une ville moderne, Rouen ou Toulouse, simple