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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 2, 1876.djvu/38

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bordait sur toutes les créatures ; ses premiers disciples vécurent comme lui dans une sorte d’ivresse, « en sorte que quelquefois, pendant vingt jours et parfois trente jours, ils se tenaient seuls sur la cime des monts élevés, contemplant les choses célestes. » Leurs écrits sont des effusions. « Que nul ne me reprenne, si l’amour me fait aller semblable à un fou ! Il n’y a plus de cœur qui se défende, qui échappe à un tel amour…, car le ciel et la terre me crient et me répètent hautement, et tous les êtres que je dois aimer me disent : Aime l’amour qui nous a faits pour t’attirer à lui… Ô Christ, souvent tu cheminas sur la terre comme un homme enivré ! L’amour te menait comme un homme vendu. En toutes choses, tu ne montras qu’amour, ne te souvenant jamais de toi… Les traits pleuvaient si serrés que j’en étais tout agonisant. Il les dardait si fortement que je désespérais de les parer, trépassé non par mort véritable, mais par excès de joie. » Ce n’était pas seulement dans les cloîtres qu’on rencontrait ces transports. L’amour était devenu le souverain de la vie laïque aussi bien que de la vie religieuse. À Florence, des compagnies de mille personnes vêtues de blanc parcouraient les rues avec des trompettes, sous la conduite d’un chef qu’on nommait le seigneur d’amour. La langue nouvelle qui naît, la poésie et la pensée qui s’éveillent, ne s’occupent qu’à décrire l’amour et à l’exalter. Je viens de relire la Vita nuova et quelques chants du Paradis ; le sentiment est si intense qu’il fait peur : ces hommes habitent dans la région brûlante où la raison se fond. Le récit de Dante, comme son poëme, témoigne d’une hallucination continue : il s’évanouit, les visions l’assaillent, son corps devient malade, et toute sa force de