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Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s’appliquer aux belles-lettres ; mais il n’osa jamais entreprendre le latin ; il apprit de l’italien et quelque peu d’espagnol. Se sentant foible de reins pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l’argent aux beaux esprits, et à être leur commissionnaire même ; il se chargeoit de toutes les affaires des gens de réputation de la province : cela a été à tel point que pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille livres au comte Tott[1], qui étoit ici sans un sou ; ce fut en 1662. Je ne sais s’il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d’un auditeur des comptes, son beau-frère ; mais quand chez le notaire celui-ci vit que c’étoit pour ce Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut et il prêta la somme.

La fantaisie d’être bel esprit et la passion des livres prirent à la fois à Conrart. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c’est la seule bibliothèque au monde où il n’y ait pas un livre grec ni même un livre latin. L’effort qu’il faisoit, la peine qu’il se donnoit, et la contention d’esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons pour cela, car c’étoit une vilaine chose ; il se rafraîchit tellement, que ses nerfs débilités (outre qu’il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de la goutte qu’ils n’eus-

  1. Le comte Tott, grand-écuyer du roi de Suède, et ambassadeur en France, passa plusieurs années à Paris, et y fut lié avec tous les beaux esprits.