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pour l’histoire de la science hellène.

Avons-nous cependant quelque motif spécial de la lui attribuer ? L’abandon de l’explication proposée par Anaximandre pour l’immobilité de la terre au centre du monde pourrait être invoqué. Mais celle qu’admet Anaximène dérive immédiatement de la façon dont il se représente les astres errants, plats, et entraînés comme des feuilles par le tourbillon général (10). S’il les fait ainsi flotter dans l’air, avec des disques obscurs de nature terreuse, il est tout naturel qu’il fasse aussi supporter la terre de la même façon, en la supposant, pour cela, plate comme une table (rectangulaire ?).

Je ne crois pas davantage, avec Zeller (I, p. 246), qu’Anaximène exprime son opinion sur l’infinitude de la matière, dans un passage de doxographe où le texte du physiologue paraît avoir été conservé assez fidèlement (7). La comparaison du monde et de l’air, d’un côté, avec notre corps et notre âme, de l’autre, prouverait plutôt que, si Anaximène limitait l’univers à une voûte solide, il ne sentait point la nécessité d’étendre au delà et sans limites l’air qui le pénètre tout entier et en enveloppe toutes les parties. Le texte n’a pas un autre sens. Le seul argument qui ait quelque gravité est celui que j’ai posé, au début de ce chapitre, sous forme de question. Anaximène ayant spécifié comme air la matière indéterminée de son précurseur, et le terme ἄπειρον étant devenu chez lui l’attribut d’une substance particulière, on est naturellement tenté de conclure à un changement dans l’acception de ce terme.

Mais si l’on se rend bien compte que les deux Milésiens croient en fait à l’unité de la matière sous toutes ses formes, que le second n’a fait que préciser pour l’imagination la doctrine du premier à cet égard, sans avoir nullement, au point de vue philosophique, rétrogradé d’un concept abstrait à un autre plus concret, la difficulté soulevée diminue et elle me semble enfin disparaître devant un texte (3) où l’opinion d’Anaximène me semble moins défigurée qu’ailleurs, et où il est spécifié que c’est en genre (τῷ γένει) que l’air est qualifié d’ἄπειρος.

Quoique ce passage dérive plus ou moins directement des écrits de Théophraste, quoique ce dernier ait certainement entendu l’« infini » d’Anaximène suivant la grandeur (μεγέθει), on ne peut avoir le droit d’apporter cette correction au texte : or, il nous conduit à identifier à peu près complètement le sens du mot « infini » chez les deux premiers Milésiens ; si, appliqué au temps, il pourrait signifier réellement l’infinitude, dans l’espace il ne représente que l’indétermination.