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après la mort et ont attribué aux Égyptiens le dogme de la métempsycose. Quant à la distinction dans l’homme d’une psyché et d’un daimone, elle n’a jamais été chez les Grecs aussi tranchée qu’elle paraît l’avoir été sur les bords du Nil, et elle peut, toutes les fois qu’elle apparaît chez eux, se rattacher au fonds des croyances de leur race. En tout cas, on en trouve des traces chez Héraclite (fr. 68, 78).

Mais la doctrine égyptienne est intéressante au moins en ce qu’elle offre un compromis entre la croyance instinctive à l’immortalité de l’âme et le dogme panthéiste de l’anéantissement de l’individu ou de son absorption au sein de la divinité. Nous avons évidemment à rechercher si un tel compromis n’est pas supposable chez Héraclite.

10. Il faut partir de ce point incontestable que l’Éphésien croit absolument, comme les Égyptiens, l’univers rempli de dieux et de daimones, qu’il les aperçoit jusque dans la flamme de son foyer. (Aristot. de part. anim., I, 5.)

À moins de faire d’Héraclite un pur monothéiste, ce qui est insoutenable, il faut bien admettre que ces daimones sont des personnes et non pas seulement des parcelles indistinctes de l’élément divin. Mais il ne leur attribue sans doute pas une éternité peu conciliable avec le flux perpétuel des choses. Pour lui, l’embrasement périodique universel doit probablement mettre fin à toutes les existences particulières, et, pour une classe au moins de divinités, il s’exprime formellement comme suit (fr. 62) : « Les immortels sont mortels et les mortels, immortels[1] ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »

J’ai admis plus haut que ce fragment établissait, chez Héraclite, la croyance à la doctrine égyptienne de l’incarnation du daimone ; il est difficile, en fait, d’en donner une interprétation plus plausible, et l’on est, dès lors, tenté de pousser plus loin l’assimilation des dogmes. Mais il est essentiel de remarquer que chez Héraclite on n’aperçoit aucune trace d’opposition entre le daimone, préexistant et survivant, et l’âme. L’un devient l’autre, personnellement et matériellement, en tant du moins que le maintien d’une identité quelconque est compatible avec la doctrine du flux perpétuel des

  1. La traduction Zeller-Boutroux (II, p. 169) : « Les hommes sont des dieux mortels, les dieux sont des hommes immortels », est certainement insoutenable.