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POUR L’HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE.

Il est cependant facile de reconnaître quels graves inconvénients présente, pour une claire intelligence du progrès scientifique à son début, la méthode naturellement adoptée par les philosophes pour la restitution des systèmes des premiers physiologues.

En présence des fragments épars et des renseignements partiels que fournissent les auteurs anciens pour chaque physiologue en particulier, le philosophe cherchera, en effet, tout d’abord, à dégager l’idée métaphysique la plus importante ; au besoin, il la formulera lui-même, sans trop s’inquiéter souvent s’il le fait en termes appartenant vraiment à la même époque. Il groupera ensuite, autour de cette idée-mère, les opinions qu’il regarde comme secondaires ; il en établira, autant que faire se peut, la filiation logique et la dérivation successive ; mais forcément il négligera ou citera seulement, à titre de curiosité, les thèses spéciales d’un caractère purement scientifique.

Qu’on veuille bien ne pas s’y méprendre ; je ne veux nullement m’attaquer à cette façon de comprendre l’histoire de la philosophie. À la vérité, si, comme tant d’autres choses, elle a ses abus, il ne faut pas vouloir les pallier ; mais un philosophe de profession, Gustav Teichmüller, s’est déjà chargé avec assez de bonheur du soin de les mettre au jour ; ses Études pour l’histoire des concepts montrent surtout, de la façon la plus nette, à quelles graves erreurs on se laisse entraîner quand on suppose, par exemple, chez tel penseur de l’âge hellène, telle notion qui n’a été élucidée que par Aristote. Toutefois, on doit reconnaître qu’appliquée avec les précautions nécessaires, la méthode que j’ai décrite et qui, en fait, a été inaugurée par le Stagirite lui-même, est la seule qui puisse vraiment répondre au but que se propose l’histoire de la philosophie. Si factices que puissent être les reconstructions ainsi obtenues du processus suivi par chaque penseur, leur ensemble correspond, en tout cas, à un enchaînement dialectique satisfaisant plus ou moins notre esprit, et d’après lequel nous voyons se dérouler le progrès métaphysique de la pensée humaine, qu’elle en ait ou non eu conscience.

Seulement, et c’est là-dessus que je veux insister, on ne possède pas ainsi la vérité tout entière ; on n’en contemple qu’une face restreinte, d’un point de vue tout spécial. L’histoire philosophique doit donc être complétée par l’histoire scientifique, et celle-ci, loin de s’appuyer sur la première, doit être établie directement et par une méthode entièrement opposée.