Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/238

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humanité naissante par une si longue traînée de sang ?

Ce double élément instinctif de la vie de l’histoire est, il est vrai, d’autant plus apparent qu’on remonte plus haut aux origines des peuples ; mais, s’il semble disparaître à mesure que les peuples se civilisent, c’est parce qu’il s’est peu à peu transformé en ces instincts arrêtés, ou plutôt ambigus et complexes, larges et libres, qu’on appelle des sentiments, alluvion lente et précieuse du courant de la vie sociale. Les orgueils abrupts, les haines féroces des tribus, ne se traduisent plus en guerres continuelles, en sauvages représailles, mais ils subsistent, atténués, élargis, en sentiments patriotiques, le plus souvent inexprimés et inoffensifs, non inactifs cependant et utiles à de nouvelles fins. De même, l’antique instinct, si salutaire longtemps, de vengeance familiale, jadis immédiatement assouvie en assassinats réciproques approuvés et loués par la morale primitive, s’est adouci et s’est survécu sous la forme de nos sentiments d’indignation morale, le plus souvent platoniques, mais encore si justement redoutés de ceux qu’ils flétrissent sans les frapper même. Les sentiments ne seraient donc que la transformation sociale d’instincts collectifs, eux-mêmes dérivés apparemment d’instincts individuels et spécifiques.

La psychologie physiologique est exposée à méconnaître cette origine principalement sociale des sentiments, même individuels ; mais la psychologie sociologique, qui la complète, doit mettre en relief ce caractère essentiel. Nos émotions sont certainement liées à des états organiques, à des troubles de la circulation et de l’innervation ; mais il n’est pas vrai que nous ayons conscience de ces états comme tels, tandis