Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/256

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révolutions politiques, les propagandes religieuses par le fer et le feu ou par la parole enflammée, les grandes conquêtes, presque toutes civilisatrices, l’émancipation de l’esprit. La peur et la colère détruisent, mais leur manière de détruire est tout autre. La peur, bien plus mauvaise conseillère encore que la colère, laisse démolir et fausser les institutions par des concessions lentes et lâches, et ne sait les étayer que de mensonges conventionnels ; la colère, toujours franche, démolit jusqu’aux fondements, et ses destructions radicales font place nette à des nouveautés, quelquefois préférables. Mais les ruines de la peur sont encombrantes. Ici encore donc, nulle symétrie.

Les œuvres de ce que j’ai appelé la stupeur de l’admiration morale sont tout autrement bienfaisantes que celles de la peur. Nous lui devons le culte des héros dans l’Antiquité, le culte des saints au Moyen Âge, la conception du Paradis. Nous devons à la colère-indignation la conception de l’Enfer, de la damnation éternelle. La civilisation a pour effet d’atténuer cette opposition comme la précédente et de lui substituer le règne d’un état neutre, le sang-froid éthique, pour ainsi dire, qui n’est guère propre à encourager l’héroïsme ni à épouvanter le crime. Aussi l’abîme d’autrefois va-t-il se comblant entre les récompensés, si médiocres, qu’elle offre à l’homme de bien, et les châtiments, si peu effrayants, dont elle menace les malfaiteurs. Mais les châtiments, ce me semble, se sont bien plus adoucis que les récompensés ne se sont amoindries, et les transformations sociales à cet égard ont été bien moins défavorables à l’admiration morale qu’à l’indignation.