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infâmes pour lui exposer crûment tout ce qu’ils renferment de hideux et de repoussant ; élever les truands, les voleurs, les débauchés, les assassins au rang de héros, voilà le genre canaille. Les auteurs modernes appellent cela « peindre d’après la nature. » Les gens de goût l’appellent, tomber dans le réalisme.

Le réalisme est à la littérature ce que le matérialisme est à la religion. C’est la destruction de tout élan vers le Beau idéal, qui ennoblit l’homme en le faisant chercher son bonheur ailleurs que dans la fange. On détourne les regards du mendiant qui expose une plaie ou un membre difforme ; de même, toute âme bien née, fuit l’écrivain réaliste qui se comptait à nous peindre, dans ses détails les plus ignobles, la corruption du genre humain.

M. Lemay est tombé dans le réalisme. Je ne veux pas le comparer à Émile Zola, ni son livre, à l’Assommoir. Au moins le but de l’auteur canadien est bon ; mais s’il ne descend pas aussi bas que l’écrivain français, c’est que notre jeune société n’est pas aussi profondément gangrenée que la société du vieux monde.

L’auteur du Pèlerin de Sainte-Anne a fait tout en son pouvoir pour rabaisser son livre au niveau du genre-canaille. À deux ou trois exceptions près, il a choisi pour principaux personnages des libertins, des meurtriers, des blasphémateurs, des femmes de mauvaise vie, tout ce que notre pays possède de plus dégradé et de plus méchant. À chaque page il nous met en contact direct avec des êtres que lui-même ne voudrait pas saluer dans la rue, j’en suis certain ; nous entendons très souvent des conversations libres, grivoises, malhonnêtes ; beaucoup de scènes se passent en des lieux que l’on ne nomme pas dans la bonne société, et tout cela est raconté avec une crudité de langage révoltante.

En un mot, M. Lemay a tenté de faire un bon livre avec de mauvais matériaux ; il a voulu être catholique et réaliste à la fois et voilà qui explique le bizarre mélange que l’on remarque dans le Pèlerin de Sainte-Anne, mélange inconcevable de religion et de sensualité