Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/22

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suis heureux de me sentir aimé dans cet asile où ne pénètrent que des humains dignes de moi ; et je vous aime bien, moi aussi… Je vous protégerai contre vos adversaires ; je vous donnerai la réussite dans toutes vos entreprises, et je vous réserve des joies immenses et sans fin pour le jour où vous aurez accompli votre tâche sur cette terre et où vous vous réunirez à moi… Mes élus, à moi, sont innombrables ; les étoiles qui scintillent au firmament, les astres que vous apercevez et ceux que vous ne voyez pas, sont moins nombreux que les phalanges qui m’entourent dans la gloire de mon domaine éternel… Travaillez, travaillez sans cesse à affranchir l’humanité de la superstition ; je bénis vos efforts ; n’oubliez jamais la récompense qui vous est promise… Surtout, ne redoutez pas la mort, qui sera, pour vous, l’entrée dans la félicité impérissable de mon empire… Enfin multipliez-vous en ce monde-ci, et aimez-moi toujours, comme je vous affectionne, ô mes enfants bien-aimés !… »

Après ces paroles, il se leva du trône, vint au grand-maître et le regarda bien fixement dans les yeux, puis aux autres dignitaires qui étaient à l’orient, s’arrêtant devant chacun à tour de rôle et le regardant de même. Nous étions muets. Il descendit ensuite les degrés de l’estrade. Instinctivement, nous allions nous lever ; mais, de la main, il nous fit signe de demeurer sur nos sièges. Il parcourut alors la salle ; chacun de nous fut l’objet d’un rapide examen de sa part.

Quand il fut devant moi, il plongea son regard dans le mien comme s’il cherchait à lire au plus profond de ma pensée. Il me sembla qu’il eut une sorte d’hésitation à mon égard. Il avait souri à mon voisin de gauche ; mais, en me regardant, moi, il contracta l’arcade sourcilière, resta pensif un instant, et je ne sais quel rictus bizarre tordit sa bouche ; j’aurais donné dix années de ma vie pour être à ce moment à mille lieues de Calcutta !… Si j’avais été debout, mes jambes ne m’auraient certainement pas supporté. Enfin, il passa à mon voisin de droite, et je me sentis soulagé.

Lorsqu’il eut fait le tour de toute l’assistance, il revint au milieu, nous embrassa tous d’un rapide coup d’œil circulaire, et se dirigea droit vers mon compagnon de gauche ; c’était lui qui avait rapporté de Shang-Haï les trois crânes de missionnaires.

Il s’approcha très près et lui dit :

« — Donne-moi tes mains. »

L’autre les lui tendit ; il les prit dans les siennes ; mon voisin eut comme une secousse électrique ; il poussa un grand cri, qui n’avait rien d’humain ; et subitement, Lucifer disparut, la salle étant à l’instant même plongée dans l’obscurité.

Les frères servants rallumèrent les flambeaux. Nous vîmes alors que notre camarade qui avait touché l’apparition était immobile sur son siège, le dos calé contre le dossier, la tête rejetée en arrière, les yeux fixes, démesurément ou verts. On l’entoure, il était mort.

Le grand-maître prononça ces quelques mots d’une voix lente et solennelle :

« — Gloire immortelle à notre frère Shekleton ! c’est lui que notre Dieu tout-puissant a choisi ! »

Je n’en entendis pas davantage ; mes forces m’abandonnèrent ; je m’évanouis. J’ignore comment s’est terminée la séance.

Quand je repris mes sens, j’étais dans une chambre où l’on m’avait transporté. Trois de mes compagnons me prodiguaient leurs soins. Enfin, grâce aux sels, aux frictions, je revins complètement à moi ; je pus marcher, et je fis demander une voiture, un ticka garri, pour me reconduire à mon hôtel.

L’un des officiers du rite me dit en riant, lorsque je les quittai :

« — Au revoir, frère Carbuccia, au revoir ; mais, la prochaine fois, il faudra être moins impressionnable ! »