Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/23

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Carbuccia avait fini son récit ; maintenant il se taisait, et moi aussi. Pendant tout le temps qu’avait duré notre conversation, ou plutôt son monologue, nous avions tous deux oublié où nous étions, le bateau, même le bruit du charbon à présent terminé sans que nous nous en fassions aperçus ; et, dans le grand silence de la nuit des tropiques, la lune se levait, rouge à l’horizon, et au loin, à travers les solitudes, par-dessus les cimes des arbres, parvenaient jusqu’à nous, comme pour nous rattacher encore à la scène diabolique, les cris aigus, lamentables et prolongés, qui durent toute la nuit, poussés dans les campagnes par les Indiens, lesquels s’imaginent chasser ainsi des environs de leur demeure les esprits malfaisants.

Cependant, Carbuccia n’en pouvait plus ; il était à bout de forces, calmé tout de même et délivré comme d’une oppression, d’un cauchemar, par ces aveux. Moi-même, j’étais fortement impressionné ; il me semblait que l’air me frôlait et qu’un souffle me passait sur la figure. Encore une fois, je me signai.

Puis, nous descendîmes ; Carbuccia me souhaite le bonsoir ; il titubait comme un homme ivre ; il tomba comme un plomb, tout habillé, sur sa couchette, et s’endormit instantanément. C’était la crise de sommeil, heureusement.

Quant à moi, rentré dans ma cabine, il me fut impossible de fermer l’œil.

Je passai et repassai dans ma tête ce que m’avait conté l’ex-graineur ; j’en pesais les idées, me rappelais la simplicité de son récit, sa tranquillité en me le racontant. On n’imagine pas ces choses, pensai-je, quand on ne les a pas réellement vues. L’hallucination montre toujours des choses extraordinaires, montre des monstres, des apparitions aux formes bizarres ou gigantesques, amplifie tout, exagère tout ; c’est ce qui la caractérise. Ici, au contraire, tout est simple ; et si ce n’était monstrueux en soi par le diabolisme du fait, s’il ne s’agissait pas du prince des ténèbres, on croirait avoir écouté la narration d’un incident très ordinaire de la vie.

En résumé, ce qui me frappait, moi habitué à entendre des sornettes, des choses étranges, biscornues, enfantées par des cerveaux malades de visionnaires, c’était cette absence même de mise en scène, dont les hallucinés sont coutumiers et entourent ce qu’ils croient avoir vu.

Il n’y avait pas à s’y méprendre ; du reste, on ne trompe pas un médecin. Cet homme avait réellement vu, avait réellement assisté à la scène qu’il venait de me raconter. La naïveté de son récit était pour moi la preuve la plus convaincante de sa véracité.

Quel intérêt, d’ailleurs, me demandais-je aussi, a-t-il à tromper quelqu’un qui en définitive ne lui est rien et ne peut lui servir à rien ?… Carbuccia est un homme fini, usé par les malheurs qu’il a subis ; il sait bien, il sent bien qu’il s’en va ; de cet excès de mal chez lui est né un grand bien ; maintenant il croit à Dieu et veut se réconcilier avec lui… Dans ses impénétrables desseins, qu’il faut toujours admirer, c’est précisément en tolérant les plus terribles agissements de l’esprit du mal, que Dieu a permis qu’une âme lui fût ramenée.

Et plus je réfléchissais, plus j’essayais de me démontrer que mon Italien était un halluciné, plus je me convainquais au contraire davantage que c’était un malheureux, un grand criminel, mais non un fou, plus quelque chose me disait, me criait, m’obsédait, me faisait comprendre que ce que je venais d’entendre n’avait pas été inventé.

J’en étais là de mes réflexions d’insomnie, lorsque tout à coup je sentis comme une commotion sur mon cerveau. Je me levai brusquement, assis sur ma couchette, la sueur froide au front ; l’idée venait de me surgir de m’assurer par moi-même de la vérité de tout cela, de descendre dans l’abîme, moi aussi, mais en me promettant bien toutefois de ne jamais me prêter personnellement à aucune pratique diabolique. Le rôle que je m’assignai fut celui de témoin, de