Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/279

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descendant au fil de l’eau, avec cinq ou six cercueils sur le toit de la cabane centrale.

Mais ici le cercueil qu’on apportait avait, au contraire, quelque chose de lugubre, peint d’un sinistre bariolage en rouge, noir et vert, sans autre ornementation que des esquisses d’instruments de torture. Un nom en chinois était inscrit sur le couvercle.

Le grand-sage du Milieu, s’adressant plus particulièrement à moi et aux deux autres frères visiteurs, dit :

— Frères, ce cercueil, objet d’horreur pour tous les fidèles qui fréquentent ce temple, contient le squelette d’un de nos compatriotes, un vil scélérat, traître à notre sainte cause. Ce misérable était devenu en secret un catéchumène de la religion de Yé-Su ; il pactisait avec les missionnaires, et, pour surprendre nos projets, il s’était affilié à notre sublime association. Il nous espionnait donc !… Mais, un jour, sa félonie fut connue ; ou ne le prévint pas qu’elle était découverte ; nos anciens (car ceci s’est passé il y a bientôt quatre-vingts ans) le saisirent, dans une séance mémorable, et lui infligèrent les supplices les plus terribles, afin de châtier sa trahison… L’âme de ce grand coupable nous a échappé ; elle est allée rejoindre le Dieu-diable au sein des abîmes de l’eau éternelle ; sur elle nous n’avons aucun moyen d’action : mais ce que le Dieu exécrable n’a pu nous ravir, c’est le corps de l’infâme traître… Sa chair, tailladée en morceaux et jetée aux quatre vents, est depuis longtemps pourrie et desséchée ; les générations qui nous ont précédés l’ont piétinée et souillée ; elle s’est mélangée à l’eau croupie de nos latrines, à la putréfaction de nos cloaques ; cette chair immonde a disparu… Ce qui nous reste, ce que nul ne peut nous prendre, c’est le squelette du faux-frère ; aucune puissance au monde ne nous l’arrachera. Et c’est là notre suprême vengeance, même après la mort du condamné, ce squelette haï, détesté, nous sert dans nos opérations magiques ; ces ossements d’un criminel, nous les animons, et la dépouille abhorrée du traître est ainsi contrainte à nous répondre ; ce que le vivant a refusé, le mort est obligé de le faire.

En disant cela, le grand-sage parlait avec une rage concentrée. On avait ouvert le cercueil. Son œil, flamboyant de haine, dardait sur le squelette un regard plein de menaces.

Il fit appel à onze dignitaires, qui étaient des médiums chinois. Ceux-ci, s’asseyant sur des chaises en rond autour du cercueil, joignirent les uns aux autres leurs mains ouvertes, à plat, tenues en l’air au-dessus du squelette, en les faisant se toucher par le petit doigt et le pouce ; c’était la chaîne magnétique fluidique.

— Prions, mes frères ! fit le grand-sage.