Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/297

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et le grand-sage lui-même avaient mis leurs noms avec ceux des autres.

— Frères, fit le grand-sage, d’une voix solennelle, frères, l’heure est venue de tenir le serment que nous avons tous prêté, lors de notre initiation à la sacro-sainte San-ho-hoeï. Nous avons juré d’être toujours prêts à mourir, soit que le sacrifice de notre vie nous soit imposé par nos ennemis, soit qu’il nous soit demandé par notre Dieu. C’est au Dieu-Bon, au suprême esprit de la lumière éternelle que nous allons offrir aujourd’hui une existence d’adepte Sublime et Discret Vengeur ; ce sera donc la mort reçue avec délices qui sera le partage de celui d’entre nous que le sort va choisir et que notre Dieu, espérons-le du moins, agréera comme son élu… Frères, nous tous qui sommes présents dans ce temple, avons-nous, chacun dans notre cœur, le respect et l’amour de notre serment ? Frères, nous tous qui proclamons ne pas craindre la mort, sommes-nous prêts à mourir ?

— Oui, oui, nous voulons mourir pour notre Dieu ; oui, tous, tous, nous demandons la mort ! clamèrent les adeptes en un cri unanime.

Le grand-sage tira du sac une des cartes pliées, l’ouvrit, et lut le nom :

— Yéo-hwa-tseu !…

Un des Chinois sortit des rangs.

— Béni soit Tcheun-Young : s’écria-t-il; et que Zi-Ka m’obtienne d’être agréé !… Béni soit Tcheun-Young à jamais !…

J’étais vivement impressionné, je l’avoue, quoiqu’ayant vu déjà ce dont les fakirs lucifériens de l’Inde sont capables ; mais le spectacle du fanatisme poussé à ce degré est toujours effrayant, troublant.

Douze ans se sont passés, et je vois toujours debout, devant moi, le frère Yéo-hwa-tseu, avec sa figure jaune aplatie, d’un jaune verdâtre, cadavérique, avec son crâne pointillé de noir, rasé, au sommet duquel se détachait nettement sa queue de cheveux ; je le vois, complètement glabre, sans moustache ni barbe, sans sourcils ni cils ; deux points noirs, bridés, se détachaient de sa face terne : ses yeux, qui regardaient fixement, un peu convulsionnés, extatiques, le globe tourné à gauche en haut.

Jamais, non, jamais je n’oublierai ce spectacle. Pas un muscle ne frémissait chez lui. Simplement, tranquillement, comme s’il se fût agi de la chose du monde la plus naturelle, il acceptait, avec une joie calme, de mourir, et cela sans but, à propos de rien, uniquement pour prouver qu’il ne craignait pas la mort, et que, si le choix du hasard était confirmé par un sortilège impatiemment attendu, il la recevrait avec délices, comme venait de dire le grand-sage.