Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/689

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ter un seul instant, autrement que sous l’empire de l’extrême fatigue, brisé et écumant.

Or, c’est là une grossière erreur. Le fou qui a un délire général, complet, c’est-à-dire qui, à cause des diverses et multiples hallucinations de la vue et de l’ouïe dont il est assailli sans cesser un instant, et qui se démène aussi sans cesser un instant pour leur répondre, ce fou-là n’existe pas. L’agité, même, est le plus exceptionnel des fous ; en tous cas, l’agitation de celui-ci n’est encore pas générale, elle sera localisée, partielle et appropriée à l’hallucination, de laquelle il est pris à l’instant et pour toujours.

L’agité commet un acte, mais un seul à la fois : il tue pour se défendre, ou se tue aussi pour se défendre, dans les deux cas pour échapper à son hallucination, toujours la même, qui le poursuit.

Le fou est en général un monomane, inoffensif, calme et tranquille et circulaire ; c’est-à-dire à actes se reproduisant toujours les mêmes, par intervalles, avec de très longs temps de repos, de calme et comme de guérison. Je ne saurais trop le répéter, rien n’est calme comme un fou. On peut causer avec lui des journées entières, toujours il vous suivra ou vous précèdera dans la conversation, avec une netteté profonde et un bon sens, une suite frappante dans les idées ; ni il n’incohère, ni il ne divague. C’est au point que, non prévenu, vous le prenez en commisération ; avec lui, vous le plaignez ; avec lui, vous vous étonnez de sa séquestration ; lorsque tout à coup, à l’improviste, il vous échappe et s’échappe à lui-même ; en plein bon sens, sa monomanie le saisit ; alors il chevauche sur son dada ; dès qu’il l’a califourché, il est sorti ; ou, si vous préférez une autre comparaison populaire, le train vient de dérailler subitement. Et aussitôt vous assistez à une série de secousses, de chocs, de tamponnements, de mouvements de lacets, lorsque, soudain, la locomotive retrouve le rail qu’elle avait quitté ; il y a là une aiguille, toujours la même pour le même fou, qui permet au train de remonter sur la voie de fer qu’il avait momentanément abandonnée. L’aiguille est à fonctionnement doux, huileux ; du déraillement au retour à la voie normale, il n’y a aucune transition brusque, comme il n’y en avait pas eu pour la quitter ; tout cela s’est fait avec calme ; cela a été chez vous de la surprise ; chez le fou, de l’inconscience ; remis en selle de sa raison, il ne se rappelle rien du fossé qu’il vient de dévaler tout à l’heure ; déjà il a repris son chemin, en apparence sain d’esprit.

Ainsi donc, le fou n’incohère, ne divague, qu’à l’occasion de sa monomanie, à l’occasion de l’hallucination qu’elle lui suggère et au moment où cette hallucination vient à se créer. Le reste du temps, il ressemble au commun des mortels, dont il paraît un des plus sensés.