Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/746

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Le Menzaleh, paquebot des Messageries Maritimes, était entré en armement à la Ciotat, et j’avais été désigné comme médecin de ce navire. Le Menzaleh devait, une fois armé, rejoindre la station de Yokohama pour remplacer le Tibre, arrivé à la fin de son temps et qui avait à rentrer en France afin de changer ses chaudières.

Mais auparavant le Menzaleh devait aller à Londres « faire le plein », c’est-à-dire chercher un chargement complet pour les principales escales de son voyage, mais surtout pour Yokohama directement.

Nous partîmes de Marseille, — il m’en souvient bien, — un dimanche matin, une heure avant le courrier de Chine, qui, lui, nous suivait, mais prenant à la sortie du port la direction de Naples, tandis que nous allions dans celle de Gibraltar.

Il faut huit jours environ pour aller de Marseille directement à Londres, sans faire, bien entendu, escale nulle part.

Nous passâmes de nuit le détroit, sans nous y arrêter. J’avais donné des ordres pour qu’on m’éveillât dès que nous serions en vue, à toute portée, et je montai aussitôt sur la passerelle, ou se trouvaient l’officier de quart et le commandant.

Il était une heure du matin ; il faisait un temps superbe, mais noir comme un four éteint. Néanmoins, la masse imposante du colossal rocher sortait peu à peu, grossissait, se détachant des ténèbres ; mais il nous fallait nos jumelles pour la distinguer nettement.

Déjà nous étions au pied, et maintenant l’immense muraille de rocs cyclopéens du versant de la Méditerranée nous surplombait, se profilant sur le ciel bleu-noir de la nuit.

Je m’écarquillais les yeux à souder cette énormité noire, cherchant une fissure, un filet, un soupçon de lumière, une flammèche, une étincelle, quelque indice enfin, ne fût-ce qu’une fumée légère, qui trahit pour moi, initié, l’infernal travail qui s’effectuait dans les flancs de la masse granitique.

Rien, absolument rien.

Mais voici que nous doublions la Pointe-d’Europe, et un cordon de lumière à présent courait devant nos yeux, à mi-hauteur du roc, nous signalant la ville bâtie en éventail.

Et toujours, je regardais, mes jumelles invinciblement tournées, fixées, pour ainsi dire, sur Gibraltar. Nous passions au large, afin d’éviter les bancs du détroit, celui de la Perle, entre parenthèses.

Déjà nous relevions Tarifa, puis Algésiras, puis Ceuta, dont les feux multicolores piquaient là-bas le noir de la nuit ; et je quittais comme à regret ce Gibraltar, à travers le roc duquel je voyais, moi, et où je revivais pour un instant les scènes du fer et du feu que j’ai racontées, lors-