Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/98

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revit absolument en lui. À cette époque, il avait largement passé la cinquantaine. Quand je l’eus à bord, il était flanqué d’une sœur à lui, une certaine mistress Fausta S***, veuve d’un raffineur de salpêtre, millionnaire, dont elle avait hérité ; la dame, de genre commun et grossier, pouvait bien avoir de trente-cinq à trente-sept ans ; grande comme son frère, forte, taillée à coups de hache, elle avait l’aspect d’une marchande à la toilette qui aurait été cuisinière. D*** et sa sœur me produisirent une fort mauvaise impression ; quant à miss Arabella, la fille du premier lit, je ne l’avais pas encore vue à ce moment-là ; il me fut donné plus tard de la connaître, dans des circonstances singulières, peu à son honneur, que je rapporterai plus loin.

Mistress Annie D***, qui, en 1880, devait avoir dans les environs de quarante-trois ans, était l’antithèse de la veuve S*** ; distinguée de manières, à la fois spirituelle et bonne ; pour tout dire, sa fille Mary était son portrait frappant, rajeuni ; mais elle avait, elle, dans le regard de ses yeux bleus, je ne sais quelle mélancolie, indiquant la résignation à un triste sort. Dans la maison de son mari, c’était la veuve S***, cette vraie mégère, qui dirigeait tout, qui commandait, qui était maîtresse souveraine.

Pauvre femme ! ce qu’elle a dû souffrir de ce mariage malheureux, mal assorti, est inexprimable. Quand elle épousa D***, pour obéir à ses parents, qui, il est vrai, n’avaient pas cru lui faire un si déplorable choix, elle voulut, ayant à cœur de se montrer mère, et non marâtre, entourer de ses tendresses miss Arabella, qui avait alors six ans ; mais elle trouva d’abord une enfant rebelle à son affection, mal élevée, livrée à sa jeune tante Fausta, laquelle n’était pas encore mariée, et dont les mauvais instincts s’étaient épanouis dès l’adolescence. Un an après, la naissance de la petite Mary lui apporta son premier bonheur. Puis, Fausta D*** épousa le raffineur de salpêtre, et mistress Annie put se croire débarrassée enfin de sa méchante belle-sœur, le nouveau ménage habitant Calcutta : mais ce fut comme une fatalité ; au bout de-quinze mois a peine, Fausta était veuve et revenait se fixer définitivement à Singapore, chez son frère. Elle reprit tout son ascendant sur la petite Arabella, s’opposa à ce que l’éducation de l’enfant fût faite par mistress D***, sous prétexte qu’elle n’était pas sa fille et qu’elle avait bien assez de se charger de la petite Mary ; de telle sorte que les deux sœurs furent élevées séparément, la tante S*** s’appliquant à souffler dans le cœur d’Arabella la haine de Mary.

Je dois dire au lecteur que ces détails que je donne ici ne sont nullement des hors-d’œuvre ; ils ont, au contraire, une très grande importance, à raison d’un épisode tragique de cette famille, épisode auquel j’ai été