Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/76

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sang et encadrés de rides. Sa mâchoire inférieure avançait d’une manière formidable, et quand il voulait rire il mettait à découvert deux rangées de crocs qui donnaient un aspect farouche aux contractions de sa figure. Il avait dîné ce jour-là à la table royale, et portait sa jarretière et son ruban. Sa Seigneurie avait la taille petite, l’encolure assez large et les jambes en cerceau ; il paraissait très-fier de la petitesse de son pied et de la finesse de sa cheville, et caressait sans cesse le genou qui portait sa jarretière.

« Le berger ne suffit donc pas, dit le noble lord, pour défendre son tendre agneau ?

— Le berger aime trop les cartes et le club, répondit Rebecca en riant.

— Voilà un Corydon de mœurs fort déréglées, reprit milord, et bien peu fait pour tenir la houlette.

— Je marque trois contre vous deux, dit Rawdon à la table de jeu.

— Regardez notre Mélibée, murmura le marquis en ricanant, n’est-il pas occupé d’une façon très-pastorale ? il est en ce moment à tondre un mouton du Southdown, une espèce de mouton bien innocent, n’est-ce pas ? Mais, ma foi, c’est une fort belle toison.

— Milord s’y connaît en fait de toison, » dit Rebecca en lui lançant un regard méprisant et sarcastique, car milord est chevalier de l’ordre.

Milord portait en effet à son cou le collier de la Toison d’or, présent qui lui venait des princes d’Espagne nouvellement rétablis sur le trône.

La jeunesse de lord Steyne avait été célèbre par ses intrigues amoureuses et ses gains au jeu. Il était resté deux jours et deux nuits de suite à jouer contre M. Fox. Il avait gagné de l’argent aux plus augustes personnages du royaume. Il devait, disait-on, son marquisat à un coup de dés. Aussi n’était-il pas bien aise lorsqu’on faisait allusion à ses fredaines passées. Rebecca avait donc provoqué l’orage et le voyait s’amonceler sous l’épais sourcil de milord.

Elle quitta la sofa, alla le débarrasser de sa tasse à café et le gratifia de son sourire le plus gracieux.

« Oui, reprit-elle, je veux un chien de garde ; mais, soyez tranquille, il n’aboiera pas après vous. »

Passant alors dans l’autre pièce, elle s’assit devant le piano