Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/193

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rais mené ce vieux bonhomme par le nez. J’aurais dispensé mistress Bute de sa protection et M. Pitt de ses airs de supériorité. J’aurais eu maison de ville meublée à neuf et fraîchement décorée, je me serais promenée dans le plus bel équipage de Londres, j’aurais eu ma loge à l’Opéra, et, l’année prochaine, j’aurais été présentée à la cour. Voilà quelle aurait pu être la réalité, tandis que l’avenir maintenant n’est plus que doute et mystère. »

Mais Rebecca était une jeune dame d’une résolution et d’un courage trop énergiques pour se permettre longtemps ces lamentations superflues sur un passé irrévocable. Après avoir fait à ces préoccupations une part de regrets convenable, elle tourna toute son attention vers l’avenir qui, par son importance, fixait bien davantage ses méditations. Elle calcula donc quels étaient, dans sa situation, ses espérances, ses doutes et ses chances de succès.

D’abord elle était mariée, c’était là le point capital. Sir Pitt le savait. Cet aveu de sa part était moins l’effet d’une surprise que d’une décision prise sur-le-champ. Il aurait fallu tôt ou tard en venir à cette déclaration. Pourquoi remettre ce qu’on peut faire tout de suite ? Lui qui aurait voulu l’épouser, garderait certainement le silence sur son mariage. Mais comment miss Crawley recevrait-elle cette nouvelle ? C’était là la grande question. Rebecca flottait dans le doute ; et cependant elle ne pouvait oublier les opinions manifestées par miss Crawley, son mépris déclaré pour la naissance, ses opinions d’un libéralisme avancé, ses dispositions romanesques, son vif attachement pour son neveu, enfin ses protestations, sans cesse répétées, de tendresse pour Rebecca.

« Elle est si éprise de moi, se dit Rebecca, qu’elle me pardonnera tout. Elle est si habituée à moi, que je ne crois pas qu’elle puisse se trouver bien en mon absence. Quand l’éclaircissement viendra, il y aura encore une scène, des attaques de nerfs, des querelles, et une réconciliation finale. En somme, pourquoi retarder encore ? Le sort l’avait voulu ; aujourd’hui ou demain, tout cela revenait au même. »

Ainsi donc, décidée à annoncer à miss Crawley la grande nouvelle, la jeune personne interrogea son esprit sur la meilleure manière de la lui présenter. Devait-elle faire face à l’orage, ou bien fuir et éviter les premières fureurs de son déchaîne-