Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/128

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cant du boutiquier qu’il faut subir de notre temps. Je dis que le jeu était une institution de chevalerie ; il a fait naufrage avec les autres privilèges des hommes de naissance. Quand Seingalt tenait tête à un homme trente-six heures de suite sans quitter la table, pensez-vous qu’il ne faisait pas preuve de courage ? Comment avons-nous eu le meilleur sang, et aussi les yeux les plus brillants de l’Europe, palpitant autour de la table, quand mon oncle et moi tenions les cartes et la banque contre quelque terrible joueur, qui risquait quelques milliers sur ses millions de guinées contre tout notre avoir, qui était sur le tapis ? Quand nous engageâmes la lutte contre cet audacieux Alexis Kossloffsky, et que nous lui gagnâmes sept mille louis d’un coup, si nous eussions perdu, le lendemain nous étions des mendiants ; lui, lorsqu’il perdit, il ne s’agissait pour lui que d’un village et de quelques centaines de serfs à mettre en gage. Quand, à Tœplitz, le duc de Courlande amena quatorze laquais, chacun avec quatre sacs de florins, et provoqua notre banque à tenir la somme qui était dans les sacs cachetés, que lui demandâmes-nous ? Nous lui dîmes : « Monsieur, nous n’avons que quatre-vingt mille florins dans la banque, ou deux cent mille à trois mois ; si les sacs de Votre Altesse n’en contiennent pas plus de quatre-vingt mille, nous acceptons ; » et nous le fîmes, et après onze heures de jeu, pendant lesquelles notre banque fut un moment réduite à deux cent trois ducats, nous lui gagnâmes sept mille florins. N’est-ce pas là de la hardiesse ? Cette profession ne demande-t-elle pas de l’habileté, et de la persévérance, et de la bravoure ? Quatre têtes couronnées regardaient la partie ; et une princesse impériale, quand je tournai l’as de cœur et fis paroli, se mit à fondre en larmes. Nul homme, sur le continent européen, n’avait alors une plus haute position que Redmond Barry ; et quand le duc de Courlande perdit, il voulut bien dire que nous avions gagné noblement ; et c’était vrai, et nous dépensâmes noblement aussi ce que nous avions gagné.

À cette époque, mon oncle, qui allait régulièrement à la messe tous les jours, mettait chaque fois dans le tronc dix florins. Partout où nous allions, les maîtres des tavernes nous faisaient plus d’accueil qu’à des altesses royales. Nous avions coutume de faire distribuer les débris de nos soupers et de nos dîners à des vingtaines de mendiants, qui nous bénissaient. Tout homme qui tenait mon cheval ou nettoyait mes bottes avait un ducat pour sa peine. J’étais, je puis le dire, l’auteur de notre fortune à tous deux, ayant introduit l’audace dans notre jeu. Pippi était une poule mouillée, qui devenait poltron lorsqu’il