Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/129

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commençait à gagner. Mon oncle (je parle de lui avec grand respect) avait trop de superstition et trop peu de fantaisie pour jamais jouer largement. Son courage moral était incontestable, mais sa hardiesse n’était pas suffisante. Tous deux, quoique plus âgés que moi, me reconnurent bien vite pour leur chef, et de là l’éclat que j’ai décrit.

J’ai parlé de S. A. I. la princesse Frédérique-Amélie, qui fut si émue de mon succès, et je me souviendrai toujours avec gratitude de la protection dont m’honorait cette auguste dame. Elle aimait passionnément le jeu, comme en général les dames de presque toutes les cours de l’Europe à cette époque, et il en résultait pour nous des ennuis qui n’étaient pas minces ; car il faut dire la vérité, les dames aiment à jouer, certainement, mais elles n’aiment pas à payer. Le point d’honneur n’est pas compris de ce charmant sexe ; et c’était avec la plus grande difficulté que, dans nos pérégrinations parmi les différentes cours du nord de l’Europe, nous les tenions éloignées de la table, que nous nous faisions payer si elles perdaient, ou que, si elles payaient, nous les empêchions d’user des plus furieux et plus extraordinaires moyens de vengeance. Dans ces grands jours de notre fortune, je calcule que nous ne perdîmes pas moins de quatorze mille louis par de telles banqueroutes. Une princesse de maison ducale nous donna de faux diamants au lieu des vrais qu’elle avait solennellement engagés ; une autre organisa un vol des diamants de la couronne, et en aurait jeté l’odieux sur nous, sans la précaution de Pippi qui avait gardé un billet que nous avait donné « Sa Haute Transparence, » et l’envoya à son ambassadeur, précaution qui, je le crois vraiment, sauva notre cou. Une troisième dame d’un rang élevé (mais non princier, cette fois), après que je lui eus gagné pour une somme considérable de diamants et de perles, envoya son amant avec une bande de coupe-jarrets pour me dresser un guet-apens, et je ne dus qu’à un courage, une adresse et un bonheur extraordinaires, d’échapper à ces scélérats, blessé moi-même, mais laissant mort sur la place le principal agresseur. Mon épée lui entra dans l’œil et s’y brisa, et ses complices, voyant leur chef tomber, prirent la fuite. Autrement, c’était fait de moi, car je n’avais plus d’arme pour me défendre.

On peut voir par là que notre vie, avec toute sa splendeur, était remplie de périls et de difficultés, et demandait beaucoup de talents et de courage pour réussir ; et souvent, quand nous étions pleinement en veine de succès, nous étions soudain chassés du théâtre de nos exploits par quelque caprice d’un prince