Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/178

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en Europe ; et la renommée de mes exploits, mes duels, mon courage au jeu, attiraient la foule autour de moi dans toutes les sociétés publiques où je paraissais. Je pourrais montrer des rames de papier parfumé pour prouver que cette ardeur à faire connaissance avec moi ne se bornait pas aux hommes, n’était que je déteste la vanterie, et que je ne parle de moi qu’autant qu’il est nécessaire pour relater les aventures de votre serviteur, qui sont plus singulières que celles d’aucun homme d’Europe. Or, ma connaissance avec sir Charles Lyndon se fit au piquet, où le Très-Honorable chevalier me gagna sept cents pièces (à ce jeu, il était presque de ma force) ; et je les perdis avec la plus belle humeur, et les payai ; et je les payai, vous pouvez en être sûr, ponctuellement. Vraiment, je puis dire ceci à mon éloge, que la perte au jeu ne m’a jamais le moins du monde mis de mauvaise humeur contre le gagnant, et que toutes les fois que je rencontrais un joueur plus fort que moi, j’étais toujours prêt à le reconnaître et à le proclamer tel.

Lyndon fut très-fier d’avoir gagné une personne si célèbre, et nous contractâmes une sorte d’intimité qui, toutefois, pour quelque temps, n’alla point au delà des attentions échangées au salon de conversation, et des causeries pendant le souper du jeu, mais qui augmenta par degrés, jusqu’à ce que je fusse admis dans son amitié plus particulière. C’était un homme qui avait son franc-parler (les gentilshommes d’alors étaient bien plus fiers qu’à présent), et il me disait avec son aisance hautaine : « Dieu me damne, monsieur Barry, vous n’avez pas plus de manières qu’un barbier, et je crois que mon nègre a été mieux élevé que vous ; mais vous avez de l’originalité et du nerf, et vous me plaisez, jeune homme, parce que vous paraissez déterminé à aller au diable par un chemin à vous. »

Je le remerciais en riant, et lui disais que, comme il partirait pour l’autre monde bien avant moi, je lui serais obligé de m’y faire préparer un logement confortable. Il s’amusait aussi prodigieusement de mes histoires sur la splendeur de ma famille et la magnificence de Castle-Brady ; il ne se lassait jamais d’écouter ces histoires ni d’en rire.

« Tenez-vous-en aux atouts, néanmoins, mon garçon, disait-il, quand je lui parlais de mes malheurs dans la carrière matrimoniale, et du peu qu’il s’en était fallu que je n’eusse la plus grande fortune de l’Allemagne. Faites tout plutôt que de vous marier, mon innocent campagnard irlandais (il me donnait une foule de singuliers noms). Cultivez vos grands talents au jeu ; mais souvenez-vous de ceci : à celui du mariage, vous serez battu. »