Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/181

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et délaissé, qui était plus qu’indifférent à son père, et que sa mère ne voyait jamais, sauf deux minutes à son lever, où elle lui posait quelques questions d’histoire ou de grammaire latine, après quoi on le renvoyait à ses amusements ou aux soins du gouverneur pour le reste de la journée.

L’idée d’une telle Minerve que je voyais de temps à autre dans les lieux publics, entourée d’un essaim de maîtres d’école et d’abbés besoigneux qui la flattaient, m’effraya pour quelque temps, et je n’eus pas le moindre désir de faire sa connaissance. Je n’avais nulle envie de grossir le cortège de faméliques adorateurs qui suivaient cette grande dame, des drôles, moitié amis, moitié laquais, qui composaient des vers et écrivaient des lettres, et faisaient des commissions, satisfaits d’obtenir pour leur peine une place dans la loge de Sa Seigneurie à la comédie, ou un couvert à sa table au dîner de midi. « N’ayez pas peur, disait sir Charles Lyndon, qui faisait toujours de sa femme un sujet de conversation et de sarcasmes, ma Lindonira n’aura rien à faire avec vous. Elle aime le brogue (patois) toscan, et non celui de Kerry. Elle dit que vous sentez trop l’écurie pour être admis dans la société des dames ; et, il y a eu dimanche quinze jours, la dernière fois qu’elle m’a fait l’honneur de me parler, elle a dit : « Je m’étonne, sir Charles Lyndon, qu’un gentilhomme, qui a été ambassadeur du roi, s’abaisse jusqu’à jouer et boire avec de vils chevaliers d’industrie irlandais ! » Ne vous mettez pas en fureur, je suis estropié, et c’est Lindonira qui l’a dit, ce n’est pas moi. »

Ceci me piqua, et je résolus de faire connaissance avec lady Lyndon, ne fût-ce que pour lui montrer que le descendant de ces Barry, dont elle avait injustement entre les mains la propriété, n’était indigne de la compagnie d’aucune dame, si haut qu’elle fût placée. D’ailleurs, mon ami le chevalier se mourait, et sa veuve serait la plus riche proie des Trois-Royaumes. Pourquoi ne pas m’en emparer, et par elle me donner le moyen de faire dans le monde la figure que me conseillaient mon génie et mon inclination ? Je me sentais l’égal, comme sang et comme éducation, de tous les Lyndon de la chrétienté, et je résolus de faire plier cette dame hautaine. Quand j’ai pris une résolution, je regarde la chose comme faite.

Mon oncle et moi nous en parlâmes, et nous eûmes bientôt trouvé un moyen d’approcher cette imposante lady de Castle-Lyndon. M. Runt, le gouverneur du jeune lord Bullingdon, aimait le plaisir, un verre de vin du Rhin dans les jardins publics les soirs d’été, et une petite partie de dés à la dérobée quand