Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/182

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l’occasion s’en présentait ; et je pris soin de me lier avec le personnage, qui, étant un professeur de collège et un Anglais, était tout prêt à se mettre à deux genoux devant quiconque ressemblait à un homme de qualité. Me voyant avec ma suite de domestiques, mon vis-à-vis et autres voitures, mes valets, mon hussard et mes chevaux, vêtu d’or, de velours et de zibeline, saluant les plus grands personnages de l’Europe quand nous nous rencontrions sur le cours ou à la source, Runt fut ébloui de mes avances, et je le menais du bout du doigt. Je n’oublierai jamais l’étonnement du pauvre diable quand je le priai à dîner, avec deux comtes, dans de la vaisselle d’or, au petit salon du Casino ; nous le rendîmes heureux en lui permettant de nous gagner quelques pièces ; il se grisa complètement, chanta des chansons de Cambridge, et récréa la compagnie en nous contant, dans son horrible français du Yorkshire, des histoires sur les gyps (domestiques) et sur tous les lords qui avaient jamais été à son collège. Je l’encourageai à me venir voir plus souvent et à m’amener son petit vicomte, pour qui, quoique l’enfant m’eût en aversion, je prenais soin d’avoir, lorsqu’il venait, une bonne provision de sucreries, de jouets et de livres d’images.

J’entamai alors une controverse avec M. Runt, et je lui confiai quelques doutes que j’avais et mon penchant très-prononcé pour l’Église de Rome. Je me fis écrire, par un certain abbé de ma connaissance, des lettres sur la transsubstantiation, etc., que le digne professeur eut de la peine à réfuter, et je savais qu’elles seraient communiquées à sa maîtresse ; et en effet, ayant demandé la permission d’assister au service anglais qui était célébré dans son appartement, et fréquenté par ce qu’il y avait de mieux en fait d’Anglais à Spa, le second dimanche, elle daigna jeter un regard sur moi ; le troisième, elle voulut bien répondre à mon profond salut par une révérence ; le lendemain, je cultivai la connaissance par un autre salut à la promenade, et, pour abréger, Sa Seigneurie et moi nous étions avant six semaines en pleine correspondance sur la transsubstantiation. Milady était venue au secours de son chapelain, et alors je commençai à sentir le poids prodigieux de ses arguments, comme on devait s’y attendre. Le progrès de cette innocente petite intrigue n’a pas besoin d’être raconté en détail. Je ne doute pas que chacun de mes lecteurs n’ait pratiqué de semblables stratagèmes lorsqu’il s’est agi d’une belle dame.

Je n’oublierai jamais l’étonnement de sir Charles Lyndon, lorsqu’un soir d’été, qu’il sortait pour aller au jeu en chaise à porteurs, selon son habitude, la calèche à quatre chevaux de