Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/184

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femme si tendre pour moi, qu’elle songe déjà à me donner un successeur ? (Je ne parle pas de vous précisément,  monsieur Barry ; vous ne faites que courir votre chance avec une vingtaine d’autres que je pourrais citer). N’est-ce pas une consolation de la voir, en prudente ménagère, apprêter toute chose pour le départ de son mari ?

— J’espère que vous ne songez pas à nous quitter de sitôt, chevalier, dis-je en toute sincérité, car j’aimais sa très-amusante compagnie.

— Pas sitôt, mon cher, que vous vous le figurez peut-être, continua-t-il. Eh ! camarade, voilà quatre ans que je suis considéré à tout instant comme perdu, et il y a toujours un ou deux candidats qui attendent pour demander la place. Qui sait combien de temps encore je puis vous faire attendre ? »

Et il le fit en effet un peu plus longtemps qu’il n’y avait lieu de le supposer à cette époque.

M’étant expliqué assez ouvertement, selon mon habitude, et les auteurs ayant coutume de décrire la personne des dames dont leurs héros tombent amoureux, conformément à cette mode, je devrais peut-être dire un mot ou deux des charmes de milady Lyndon. Mais quoique je les aie célébrés dans maintes pièces de vers copiées par moi et par d’autres, et quoique j’aie rempli des rames de papier de compliments, dans le style passionné d’alors, sur chacun de ses attraits et de ses sourires, où je la comparais à chaque fleur, à chaque déesse, à chaque fameuse héroïne, la vérité me force à dire qu’il n’y avait rien du tout de divin en elle. Elle était fort bien, mais rien de plus. Elle était bien faite, avait les cheveux noirs, les yeux jolis, et était excessivement active ; elle aimait le chant, mais elle chantait elle-même comme devait le faire une si grande dame, extrêmement faux. Elle avait une teinture d’une demi-douzaine de langues modernes, et, comme je l’ai déjà dit, de beaucoup plus de sciences que je n’en connais même de nom. Elle se piquait de savoir le grec et le latin, mais la vérité est que M. Runt lui fournissait les citations qu’elle introduisait dans sa volumineuse correspondance. Elle avait autant d’envie d’être admirée, une vanité aussi forte, aussi inquiète, et aussi peu de cœur qu’aucune femme que j’aie jamais connue. Sans cela, quand son fils lord Bullingdon, par suite de ses querelles avec moi, s’enfuit… mais ceci sera rapporté en temps et lieu. Finalement, milady Lyndon avait environ un an de plus que moi, quoique, comme de raison, elle eût prêté serment sur sa Bible qu’elle était de trois ans plus jeune.