Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/245

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De temps immémorial nous avions nommé les membres de ce bourg, jusqu’au jour où Tiptoff, profitant de l’imbécillité du feu lord, fit passer ses propres candidats. Quand son fils aîné fut majeur, comme de juste, milord dut siéger pour Tippleton ; quand mourut Rigby (le nabab Rigby, qui fit sa fortune sous Clive dans l’Inde), le marquis jugea à propos de faire venir son second fils, milord George Poynings, que j’ai présenté au lecteur dans un chapitre précédent, et arrêta, dans sa haute puissance, qu’il irait aussi grossir les rangs de l’opposition, les grands vieux whigs, avec lesquels le marquis agissait de concert.

Rigby avait été malade pendant quelque temps ayant sa mort, et vous pensez bien que le déclin de sa santé n’avait pas passé inaperçu parmi la gentry du comté, qui était pour la plus grande partie très-gouvernementale, et haïssait les principes de milord Tiptoff comme dangereux et subversifs. « Nous avons cherché un homme en état de lutter contre lui, me dirent les squires ; nous ne pouvons lui trouver de concurrent qu’à Hackton-Castle. Vous êtes notre homme, monsieur Lyndon, et à la prochaine élection du comté nous prenons l’engagement de vous nommer. »

Je détestais tellement les Tiptoff, que je les aurais combattus dans n’importe quelle élection. Non-seulement ils ne voulaient point me faire visite à Hackton, mais ils refusaient leur porte à ceux qui nous visitaient ; ils empêchaient les femmes du comté de recevoir la mienne ; ils inventaient la moitié des histoires dont on régalait le voisinage au sujet de mes dérèglements et de mes folles dépenses ; ils disaient que je m’étais fait épouser par peur, et que ma femme était une femme perdue ; ils donnaient à entendre que la vie de Bullingdon n’était pas en sûreté sous mon toit, qu’il était traité d’une façon odieuse, et que je voulais le mettre à l’ombre pour faire place à mon fils Bryan. Ils éventaient mes affaires avec mes hommes de loi et mes agents. Si un créancier n’était pas payé, chaque article de son mémoire était connu au château de Tiptoff ; si je regardais la fille d’un fermier, on disait que je l’avais séduite. Mes défauts sont nombreux, je le confesse, et, dans mon intérieur, je ne puis pas me vanter d’être d’une régularité ou d’une douceur toute particulière ; mais lady Lyndon et moi, nous ne nous querellions pas plus que ne font les gens fashionables, et, dans les commencements, nous nous raccommodions toujours assez bien. Je suis un homme plein d’erreurs, mais non le démon que ces odieuses langues de Tiptoff me représentaient. Pendant les trois premières années, jamais je n’ai battu ma femme que lorsque j’avais bu. Quand je lançai