Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/253

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un officier qui mettait en question son courage, et qu’il vous blessa d’une façon si froide et si résolue, que tout le monde vit bien que c’était par prudence et désir de jouir de sa fortune, et non par poltronnerie qu’il quittait la profession des armes.

Quand cette compagnie de Hackton fut levée, mon beau-fils, qui n’avait pas seize ans, avait le plus grand désir d’en faire partie, et je ne demandais pas mieux que de me débarrasser du jeune homme ; mais son tuteur, le vieux Tiptoff, qui me contrecarrait en tout, refusa la permission, et l’ardeur de notre jeune militaire fut arrêtée dans son élan. S’il avait pu aller à cette expédition, et qu’une balle rebelle eût mis fin à ses jours, je crois, à parler franchement, que je n’en aurais pas été affligé plus que de raison, ayant le plaisir de voir mon autre fils hériter de la fortune que son père avait conquise avec tant de peine.

L’éducation du jeune comte avait été, je le confesse, des plus négligées ; et peut-être, dans ce fait, ai-je à m’accuser de cette négligence. C’était une nature si indépendante, si sauvage, si insubordonnée, que je n’ai jamais eu la moindre affection pour lui ; et, devant sa mère et moi, du moins, il était si maussade et si endormi, que je jugeai que ce serait du temps perdu que de l’instruire, et je l’abandonnai la plupart du temps à lui-même. Il resta deux années entières en Irlande, loin de nous ; et quand nous étions en Angleterre, nous le tenions principalement à Hackton, ne nous souciant pas d’avoir ce garçon grossier et gauche au milieu de la compagnie distinguée que nous fréquentions naturellement dans la capitale. Mon pauvre garçon à moi, au contraire, était l’enfant le plus poli et le plus avenant qu’on ait jamais vu ; c’était plaisir de le traiter avec bonté et avec égards ; et avant l’âge de cinq ans, le petit gaillard était la fine fleur de la mode, de la beauté et des bonnes manières.

Au fait, il ne pouvait pas être autrement, après le soin que ses parents prenaient de lui, et les attentions de toute espèce qu’on lui prodiguait. Lorsqu’il avait quatre ans, je me querellai avec la bonne anglaise qui l’avait élevé, et dont ma femme avait été si jalouse, et je lui donnai une gouvernante française qui avait vécu à Paris dans des familles de la première qualité, et qui, comme de raison, inspira aussi de la jalousie à milady Lyndon. Entre les mains de cette jeune femme, mon petit drôle apprit à babiller le français à ravir. Cela vous aurait réjoui le cœur d’entendre le petit garnement jurer : « Mort de ma vie ! » et de le voir frapper de son petit pied et envoyer ces manants et cette canaille de domestiques aux trente mille diables. Il était pré-