Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/59

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de vin, et vivra aussi paresseux qu’un lord. Il y avait là un docteur qui n’avait jamais eu un malade, côte à côte avec un procureur qui n’avait jamais eu un client ; pas un d’eux n’avait une guinée : chacun d’eux avait un bon cheval à monter dans le Parc, et les meilleurs habits sur le dos. Un ecclésiastique sans bénéfices, grand amateur de sport ; plusieurs jeunes négociants en vins qui consommaient plus de liquide qu’ils n’en avaient ou n’en vendaient ; et des gens du même acabit formaient la société de la maison où ma mauvaise étoile m’avait jeté. D’une telle compagnie pouvait-il arriver autre chose que des malheurs ? (Je n’ai pas parlé des femmes, qui ne valaient peut-être pas mieux que les hommes). En peu de temps, très-peu de temps, je devins leur proie.

Quant à mes pauvres vingt guinées, au bout de trois jours je vis, à mon grand effroi, qu’elles étaient réduites à huit : les théâtres et les tavernes avaient déjà fait de si cruels ravages dans ma bourse ! J’avais perdu au jeu, il est vrai, une couple de pièces ; mais voyant que chacun autour de moi jouait sur l’honneur et faisait des billets, comme de raison, j’aimais mieux cela que de donner de l’argent comptant, et, quand je perdais, je payais de cette manière.

Avec les tailleurs, selliers et autres, j’employais le même moyen, et en cela du moins l’idée qu’avait donnée de moi M. Fitzsimons me fit du bien, car les marchands le crurent sur parole au sujet de ma fortune (j’ai su depuis que le gredin plumait plusieurs autres jeunes gens riches), et pour un peu de temps, ils me fournirent tout ce qu’il me plaisait de leur commander. À la fin, mes fonds étant très-bas, je fus forcé de mettre en gage quelques-uns des habits que le tailleur m’avait faits ; car je n’aimais pas à me défaire de ma jument, sur laquelle j’allais chaque jour au Parc, et à laquelle je tenais comme m’ayant été donnée par mon cher oncle. Je me procurai aussi un peu d’argent à l’aide de quelques bijoux que j’avais achetés d’un joaillier, qui avait voulu à toute force me faire crédit, et je pus encore ainsi pour quelque temps sauver les apparences.

Je demandais souvent à la poste des lettres pour M. Redmond, mais il n’y en avait point, et, ma foi, je me sentais toujours plutôt soulagé quand on me répondait que non, car je n’étais pas très-désireux que ma mère apprît la vie extravagante que je menais à Dublin. Cette vie ne pouvait pas durer longtemps, toutefois ; car lorsque ma bourse fut tout à fait épuisée, et que je rendis une seconde visite au tailleur, pour lui demander de me faire d’autres habits, le drôle grommela, s’étonna, et eut l’im-