Page:Theodore Pavie - Histoire des trois royaumes vol 2, Duprat, 1851.djvu/211

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quatre ou cinq ; aussi, pendant l’hiver, je les tiens constamment enveloppés et cachés dans un morceau de gaze noire, dans la crainte de les perdre tout à fait. Seulement, quand je vais voir quelque personne de distinction, je les laisse flotter. » Le premier ministre lui donna deux pièces de gaze brochée, pour qu’il en fit une bourse dans laquelle il pût enfermer sa barbe ; le lendemain il se présenta devant l’Empereur avec cet ornement. Surpris de lui voir pendre sur la poitrine cette bourse étrange, le prince l’interrogea ; Yun-Tchang répondit que sa barbe étant fort longue, son excellence le premier ministre lui avait fait cadeau de cette gaze, dans laquelle il ramassait les poils de son menton. La-dessus l’Empereur lui fit délier la bourse, et voyant flotter une barbe qui tombait jusqu’à la ceinture du héros, s’écria : « Vous êtes le guerrier à la belle barbe ! » Depuis lors, ce surnom lui resta parmi les officiers du palais[1].

Cependant Tsao remarquait que Yun-Tchang, malgré les beaux cadeaux qu’il lui faisait, gardait une figure attristée. Un jour qu’il l’avait invité à dîner, il s’aperçut, en le reconduisant à la porte du palais, qu’il montait un cheval usé. « Seigneur, lui dit-il, vous avez la une bien mauvaise monture ! — C’est que je suis lourd, répondit le guerrier, et la pauvre bête s’est éreintée a me porter sur son dos ! » Aussitôt le premier ministre ordonna à ses suivants de lui en prêter un meilleur. Il fut bien vite amené ; c’était un coursier couleur de braise ardente, aux yeux grands et ouverts comme des clochettes. « Le reconnaissez-vous, demanda Tsao en le lui montrant du doigt ? — Ce ne peut être que le

  1. A tous ces détails singuliers, l’édition in-18 ajoute çà et là les réflexions suivantes : Quand on a bu, le cœur se dilate ; le héros profita de cette situation d’esprit pour délier sa barbe. Tsao-Tsao ne lui répondit point par une parole de consolation qui se rapportât au sens intime de ce monologue, mais il l’interrogea sur sa barbe, comme le touchant de plus près. Il voulait à toute force allonger la conversation et l’étendre sur des sujets vagues ; car il connaissait bien l’art d’amener les gens à s’ouvrir à lui. En prenant soin de sa barbe, Yun-Tchang ne faisait qu’imiter d’autres héros de l’antiquité. Flatter un homme directement ou vanter sa barbe, c’est toujours se l’attirer par des compliments.