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dictins de Verdun et s’était d’abord destiné à l’état ecclésiastique ; mais, en 1789, les idées nouvelles, dont il était devenu l’apôtre fervent, avaient amené une rupture violente entre ses maîtres et lui, et il s’était jeté avec ardeur en plein courant révolutionnaire. En 1792, élu député par le district de Verdun, il siégeait à la Convention à côté de Danton, et se trouvait mêlé à tous les orages qui marquèrent le début de cette terrible législature. — Mme Heurteloup gardait encore dans le gousset de sa robe une petite montre, portant la marque de fabrique de Lepaute, le fameux horloger du XVIIIe siècle : cette montre, qui marchait toujours merveilleusement, avait battu son tic tac dans la poche de Claude Humblot, lorsque, le 19 janvier 1793, après les fiévreux débats du procès de Louis XVI, il était monté à la tribune à l’appel de son nom, et avait prononcé d’une voix calme et convaincue : « La mort ! » — La réaction thermidorienne avait épargné le montagnard, alors en mission à l’armée du Rhin ; mais, plus tard, le coup d’État de Brumaire l’avait dégoûté profondément de la vie politique. Quittant Paris, il était revenu s’ensevelir dans son village, où il s’était fait bâtir une maison sur l’emplacement de l’ancien château seigneurial.

Là, tandis que le canon victorieux de l’empire grondait aux quatre coins de l’Europe, il faisait valoir paisiblement ses terres, agrandissant peu à peu le modeste patrimoine des Humblot. Il lisait beaucoup, ne sortait que pour visiter ses champs, et, comme il aidait de ses conseils et de sa bourse les paysans de son village, il était aimé de tous ; même il avait conquis l’estime de quelques familles nobles des environs, auxquelles il avait rendu service à leur retour de l’émigration. Jeune encore et très vert, il aurait pu se marier, mais il semblait qu’il eût le pressentiment des années d’épreuves qui l’attendaient, et, comme s’il eût craint d’associer une femme à un avenir peu sûr, il persistait dans le célibat. Au milieu de l’existence ignorée qu’il menait dans ce village, l’abdication de Napoléon, le retour des Bourbons, Waterloo, éclatèrent coup sur coup ; puis, le 24 juillet 1815, parut l’ordonnance royale qui bannissait un certain nombre de régicides, et il apprit qu’il figurait l’un des premiers sur la liste de proscription.

Il avait d’abord essayé de se soustraire aux recherches, en vivant nuit et jour dans une cachette pratiquée derrière sa cuisine, mais, au bout d’un mois, un domestique infidèle avait révélé sa retraite à l’autorité administrative, et, un soir, des amis vinrent le prévenir qu’on entendait le galop des gendarmes sur la route de Souilly. Il empocha à la hâte son portefeuille, puis, vêtu comme un paysan, le bâton à la main, en pleine nuit, il se sauva dans les bois de Pontoux. Le lendemain, une charrette de marchand de cochons le conduisait par des traverses à Damvilliers, et de là à la frontière belge.

Après avoir erré pendant quelque temps, dans ce désarroi et cet accablement qui sont les premiers effets de l’exil, il était allé s’établir à Bâle. Le calme de cette ville studieuse et patriarcale, la beauté du fleuve, les ressources qu’offrait la bibliothèque universitaire, l’avaient séduit. D’ailleurs, pendant sa mission à l’armée du Rhin, il y avait séjourné déjà et s’y était créé des relations. Il les renoua peu à peu et vécut surtout intimement dans la maison d’un professeur, père d’une nombreuse famille. La fille aînée du professeur, peu jolie, mais douce et sympathique, s’était attachée particulièrement à l’exilé. Insensiblement, entre cette jeune personne et Claude Humblot, déjà quinquagénaire, il se formait une intimité de plus en plus tendre, ils s’étaient épousés, et de ce mariage conclu sur le tard une enfant était née : — Gertrude Humblot, la propriétaire actuelle de Chèvrechêne.

L’enfant était robuste et bien venante ; mais on eût dit qu’avec le lait maternel, elle suçait aussi la sève vitale de la jeune Mme Humblot. À mesure que le nourrisson prenait de la force, la nourrice s’affaiblissait et s’étiolait. Au bout de six ans, une fièvre maligne emporta la mère. À soixante ans, Claude resta seul avec l’orpheline, dans la maison où il avait douillettement installé son nid conjugal, et d’où les croque-morts, en tricorne et en longue redingote, venaient d’emporter le cercueil de celle dont il avait rêvé de faire la compagne de sa vieillesse.

À la révolution de 1830, les chemins du pays natal s’étaient rouverts devant le vieux proscrit. Bien souvent, pendant ses années de mariage, il avait souhaité de revoir son Chânois et d’y conduire sa jeune femme. Mais, depuis son deuil, Claude Humblot était devenu casanier. Il ne pouvait plus se décider à quitter cette maison ou il avait trouvé tans son amour tardif un regain de jeunesse. Il ajourna donc tout projet de voyage et se contenta de toucher chaque année les fermages que lui envoyait ponctuellement son filleul, Fanfan Pierron, devenu le régisseur de Chèvrechêne. De temps en temps, il parlait encore d’aller faire un tour au pays : mais finalement il restait dans son logis, avec les vieux amis de ses années d’exil, et s’y consacrait à l’éducation de Gertrude.

Dans ses souvenirs, Mme Heurteloup revoyait très nettement la petite maison de Bâle, à la façade badigeonnée en gris, dont la porte s’ouvrait sur une rue solitaire, non