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que la jeune fille retourne à sa broderie, il s’apprête à tirer sa révérence à son tour, quand, d’un geste impératif, Mme Heurteloup l’arrête.

— Fanfan Pierron, dit-elle, reste, j’ai à te parler.

Il soulève son bonnet de coton et se rencoigne dans l’angle de la cheminée ; la veuve, assise devant l’âtre, les jupes relevées sur les genoux, les pieds appuyés sur l’échine de ses chiens, commence de sa voix âpre, en regardant Fanfan droit dans les yeux :

— Sais-tu où j’ai rencontré ta fille tout à l’heure ?

Le paysan relève la tête, ingénument, comme quelqu’un qui ignore absolument ce dont il s’agit ; mais une étincelle rapide a passé dans ses yeux bleus, et, pour un observateur perspicace, cette lueur fugitive indique que Fanfan se doute un peu déjà de quoi il va être question.

— Alzine ? répète-t-il… ma fi, peut-être bien à la Vignée, où elle était allée chercher de la feuille.

— J’ignore ce qu’elle y allait chercher, mais je sais ce qu’elle y a trouvé… Je l’ai surprise en train de se laisser embrasser par le Mirguet.

À l’autre bout de la cheminée, la jeune nièce de Mme Heurteloup interrompt son feston et prête l’oreille, tandis que Fanfan, pris d’une belle indignation, s’écrie en soulevant son bonnet de coton, comme pour s’arracher les cheveux :

— Ah ! la mâtine !… Ah ! le mauvais drôle, si j’avais été là !… Se laisser courtiser par un rien du tout comme ce Mirguet !… Attendez un peu, je vas lui laver la tête…

— À qui ?

— À ce débaucheur de filles, pardi ! Mirguet n’est pas le plus coupable… C’est son métier, à ce garçon, de courir après les filles qui ne demandent qu’à se laisser attraper… J’ai défendu à Alzine de remettre les pieds ici ; mais, toi, quel parti comptes-tu prendre avec elle ?

Fanfan se gratte le front — Quel parti ?… Dame, je suis diantrement embarrassé : qu’est-ce que vous feriez bien, vous, mame Heurteloup, si vous étiez à ma place ?

— Moi, je ne barguignerais pas… Je mettrais Alzine en service loin d’ici, et ça couperait court à tout.

— La pauvre gâce (fille) !… Ça serait une chose bien cruelle pour une enfant qui ne nous a jamais quittés !

— Alors, tu aimes mieux qu’elle se laisse enjôler, et que le Mirguet l’épouse ?

— Diantre non ! s’écrie Fanfan effarouché, un garçon qui n’a pas un sou, ça me fait mau dans le ventre rien que d’y penser.

— Eh bien alors ?

— M’est avis, répond Fanfan en continuant de se gratter la tête, m’est avis qu’il y aurait un autre moyen… ce serait de renvoyer le Mirguet.

— Ah çà, tu plaisantes ! Le Mirguet est un bon ouvrier et je ne puis me passer de lui… Tandis que ta fille n’est indispensable ni à moi ni aux autres… Je te le répète, elle ne rentrera plus ici. Si elle fait des sottises, tant pis pour toi !… Assez là-dessus ! Loïse, il est tard, plie bagage et va te coucher !…

Fanfan, très ennuyé, gagne lentement la porte de l’allée. Il a déjà la main sur la clenche et murmure piteusement : — Bonne nuit, mame Heurteloup ! Bonne nuit, mamzelle Loïse !… — Quand la terrible veuve se retourne brusquement et lui crie :

— Tu sais, je ne t’en reparlerai plus… ; mais si tu ne m’écoutes pas, il t’en cuira… Bonsoir !

II

Après le départ de Fanfan Pierron, Mme Heurteloup avait été soigneusement verrouiller les portes de la rue et de l’écurie. Le Mirguet couchait près de ses chevaux, la servante avait son lit dans un appentis contigu à la chambre à four ; seules, la veuve et sa nièce occupaient pendant la nuit le corps de logis. Loïse avait sa chambre au premier étage, et Mme Heurteloup, depuis la mort de son mari, couchait dans l’alcôve de la cuisine. Elle y dormait sous la garde de ses deux chiens, et, comme surcroît de précautions, elle avait accroché au manteau de la cheminée le fusil du défunt, qui demeurait chargé et dont elle se serait parfaitement servie au besoin.

La maison et le voisinage étaient enveloppés d’un silence profond, à peine interrompu parfois par la chanson des cri-cri derrière la taque de la cheminée, et par l’unique note cristalline d’un crapaud logé sous les marches de l’escalier du jardin. La veuve était revenue s’asseoir devant le brasier, et, les pieds sur les chenets, les coudes aux genoux, la tête dans les mains, elle maudissait intérieurement cette détestable folie qui pousse les jeunes à ajouter aux ennuis ordinaires de la vie ces misérables agitations, accompagnement inévitable de la passion. Tout en fourgonnant machinalement dans la braise du foyer, elle remuait en elle-même les cendres éteintes de ses propres souvenirs, et, remontant le cours des années, elle songeait aux saisons lointaines de sa jeunesse.

Mme Heurteloup était la fille d’un ancien conventionnel. Son père, Claude Humblot, né en 1765, au Chânois, d’une famille de cultivateurs aisés avait été élevé chez les Béné-