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nobles du canton. D’ailleurs, trente ans d’exil avaient passé sur les anciennes passions politiques, et l’on ne voyait dans la nouvelle venue qu’une femme intelligente, bien élevée, possédant une jolie fortune, pouvant être, par conséquent, une occasion de relations agréables. Elle se lia ainsi avec les gros manufacturiers de Tilly, avec les Morville d’Issoncourt et surtout avec les Saint-André, de Grimonbois, un village qu’une lieue de forêt sépare à peine du Chânois. Ces Saint-André appartenaient à une vieille famille du Verdunois, et, grâce à l’influence de Claude Humblot en 1792, leurs biens avaient été sauvés d’une confiscation imminente. Une assez grande intimité s’établit bientôt entre eux et la propriétaire de Chèvrechêne. Même, les gens des environs prétendirent qu’il était question d’un mariage entre le fils aîné, Jean de Saint-André, et Gertrude Humblot.

Une chose certaine c’est que, pendant près d’un an, la plus aimable familiarité régna entre Jean de Saint-André et l’héritière de Chèvrechêne. En revenant de la chasse, Jean s’arrêtait fréquemment au Chânois et laissait son gibier entre les mains de la servante de Mlle Humblot. Il se montrait envers Gertrude aussi empressé et courtois que son éducation négligée le lui permettait, et, le soir, quand elle dînait au château, il lui offrait le bras pour la reconduire à Chèvrechêne, à travers bois. Jusqu’à quel point Gertrude se laissa-t-elle prendre à ces galantes démonstrations ? S’était-elle bercée sérieusement de l’espoir de s’appeler Mme de Saint-André ? La chose était possible. En dépit de l’éducation qu’elle avait reçue, cette fille brune, ardente et concentrée, avait très bien pu sentir son cœur parler pour Jean de Saint-André, qui était au demeurant fort bel homme. Dans tous les cas, les gens de Grimonbois et du Chânois en furent pour leurs frais d’imagination. Le mariage ne se fit pas ; au contraire, une brouille soudaine et mystérieuse éclata entre les Saint-André et la fille du conventionnel. Un soir, Gertrude Humblot revint du château, le rouge au front, la rage au cœur, et jura qu’elle n’y remettrait plus les pieds.

À dater de cette époque, sa manière de vivre se modifia complètement ; son humeur s’altéra ; elle devint maussade, atrabilaire et peu sociable. Elle ferma sa porte aux visiteurs, et ceux-ci, fatigués de voir leurs avances systématiquement repoussées, oublièrent le chemin de Chèvrechêne. Gertrude reprit la vie solitaire et confinée de sa première jeunesse, mais cette fois avec un sentiment très conscient du néant des affections terrestres, et un dégoût violent de ce que le monde considère comme les joies de l’existence. Dans son isolement volontaire, elle broyait du noir tout le jour, et les doctrines désolantes dont sa jeunesse avait été saturée lui remontaient lentement aux lèvres. Elle éprouvait une douloureuse volupté à ruminer cette amère nourriture d’autrefois, à en goûter la sauvage âpreté, à s’imprégner de ce profond mépris de l’humanité qu’elle n’avait regardé jadis que comme une curieuse théorie philosophique. Maintenant, elle l’appliquait avec une implacable rigueur. — Oui, songeait-elle, la vie n’est qu’un leurre, l’existence n’est que le résultat d’une faute et d’un désir coupable ; Schopenhauer a raison, l’humanité se partage en tourmentés et en tourmenteurs.

Néanmoins, en dépit de son mépris de 1'espèce humaine, elle sentait que la gestion de ses terres et la surveillance d’un train de culture exigeaient la forte main d’un homme. Elle était, d’un autre côté, devenue défiante et avait une peur horrible d’être volée. Dans cet embarras, elle s’avisa d’une résolution qui, satisfaisant à la fois ses intérêts et ses rancunes, assurait sa sécurité intérieure et lui permettait de témoigner hautement son dédain pour ces gentillâtres campagnards qui l’avaient blessée au vif. Un beau matin, on apprit dans le canton que Mlle Gertrude Humblot épousait son domestique, Justin Heurteloup, un rude gars, taillé en hercule, qui, après avoir fait de mauvaises affaires comme fermier chez les Saint-André, était entré à Chèvrechêne en qualité de journalier-cultivateur.

Il n’y eut qu’un cri dans tout le canton pour anathématiser une pareille mésalliance : — C’était le comble de la dépravation et du cynisme. Les paysans en firent des gorges chaudes ; le curé, qui ne pouvait pardonner à Mlle Humblot son indifférence religieuse, répétait à qui voulait l’entendre que c’était là une des conséquences de l’impiété, et qu’on devait d’ailleurs s’attendre à tout de la part de cette fille d’un régicide ; les familles de la bourgeoisie refusèrent de saluer Mlle Humblot ; les petits employés de la régie, eux-mêmes, lui tournèrent le dos ; bref, ce scandaleux mariage, jeté ainsi qu’un défi à toute la société campagnarde, creusa comme un abîme le fossé qui existait déjà entre Gertrude et ses anciennes relations. On la traita en déclassée et on la laissa dans son coin.

Mme Heurteloup paraissait s’en soucier médiocrement. Elle ne se préoccupait plus que d’une chose : l’amélioration de sa fortune. Elle était devenue très positive, n’ignorait aucun détail de l’économie domestique, savait sur le bout des doigts le prix courant des denrées, le produit de ses champs en blé, avoine et fourrages, le rendement de l’étable et de la basse-cour. Deux fois par se-