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maine elle envoyait vendre, à Verdun, son beurre et ses légumes. Elle discutait avec les marchands de bois, liardait avec les hommes de journée ; dès le matin, en automne et au printemps, il n’était pas rare de la rencontrer, les pieds dans la rosée, gourmandant ses gens qui hersaient ou poussaient la charrue. Elle avait l’œil à tout, ne dédaignait pas de mettre la main à la besogne, se levait la première et se couchait après tout le monde. Aussi ses revenus grossissaient à vue d’œil, et elle amassait une belle fortune en terres et en rentes. Le rôle de Justin Heurteloup, dans le ménage, était assez effaré. De domestique il était passé maître, mais sa femme ne lui laissait aucune initiative, et c’était elle qui tenait les cordons de la bourse. Leur mariage n’avait été, à proprement parler, qu’une association très prosaïque où la femme avait apporté les écus et où le mari mettait en communauté son expérience agricole et sa force musculaire. On sentait que, dans leurs relations conjugales, il n’avait qu’une très médiocre intimité, et qu’elle le traitait moins comme un mari que comme une sorte de régisseur, destiné à exécuter les grosses besognes et à lui servir de porte-respect, au milieu des journaliers et des marchands de bestiaux avec lesquels elle était continuellement en affaires. Néanmoins, elle avait pour lui certains égards et, veillait à ce qu’il ne manquât de rien. « Monsieur Heurteloup », comme on l’appelait depuis son mariage, avait toujours le gousset convenablement garni : lorsqu’il allait aux foires et aux marchés, il pouvait déjeuner copieusement, boire du meilleur et se payer son café avec le petit verre. Madame lui avait acheté un fusil et un permis : une fois la chasse ouverte, il se donnait du bon temps, faisant de fines parties avec d’anciens amis, et ne rentrant à la maison qu’à la nuit close, le carnier bourré de gibier, parfois aussi la tête un peu échauffée. À ce régime, il était devenu gros et gras, mais sa santé s’était graduellement altérée et, dix ans après son entrée en ménage en 1872, il était mort d’une maladie de cœur. Mme Heurteloup, veuve sans enfants, s’était retrouvée seule à Chèvrechêne ; mais, cette fois, elle n’avait pu s’habituer de nouveau à l’isolement, et elle avait pris avec elle une nièce du défunt, Héloïse Heurteloup, à l’éducation de laquelle elle s’était déjà intéressée. Elle avait fini par l’adopter, moins encore par déférence pour la mémoire de son mari, que pour s’attacher une fille sûre, qui ne la quitterait plus et sur le dévouement de laquelle elle pût compter, car, en prenant de l’âge, elle devenait de plus en plus méfiante et craignait de plus en plus d’être volée.

Elle rêvait d’ailleurs de former à son image cette enfant qui sortait à peine de l’adolescence, de lui inculquer ses principes, de la mettre en garde contre les duperies du sentiment et de la passion, de lui montrer le monde tel quelle le voyait elle-même, avec ses mensonges, ses vilenies, sa corruption morale. Elle ne manquait jamais de joindre la pratique à la théorie, et, dès que dans le voisinage elle découvrait quelque défaillance ou quelque méchante action, elle éprouvait un certain plaisir à en instruire sa nièce, à lui faire toucher du doigt la lâcheté et la perversion humaines. Elle collectionnait les sottises et les méfaits de son entourage, et disait à Loïse : « Voilà les hommes, voilà la vie ! » comme quelqu’un qui aurait composé un bouquet de plantes vénéneuses, et qui le montrerait ensuite, en disant : « Voilà les fleurs, voilà ce qu’on appelle un charme et un parfum ! » — Mme Heurteloup ne voyait partout que des laideurs. Pour elle, toute affection tendre était bêtise ou hypocrisie ; toute passion vive était de la folie. Elle partageait l’humanité en malades et en malfaiteurs. Son humeur atrabilaire devenait insupportable : aussi les gens du Chânois, qu’elle ne cessait de rabrouer et vilipender l’avaient-ils surnommée la Bête noire, et, en effet, elle était devenue peu à peu la bête noire de tout le village.

Un seul homme avait trouvé grâce à ses yeux, c’était ce filleul de Claude Humblot, Fanfan Pierron, qui avait régi Chèvrechêne pendant l’exil du conventionnel, et auquel, après la mort de Justin Heurteloup, Gertrude avait de nouveau confié la mise en valeur de ses terres.

Fanfan, cultivateur habile et infatigable, montrait pour la famille Humblot une affection et un dévouement désintéressés, qui déroutaient Mme Heurteloup et lui imposaient un certain respect. Très fin et sensé en affaires, prudent comme un lièvre, Fanfan avait avec cela un fonds de naïveté et de bonté native qui le faisait aimer en dépit de tout. En dehors des choses de son métier où, comme il s’en vantait « on ne pouvait lui faire le poil », il était d’une crédulité et d’une bonhomie adorables. Plein de sérieuses qualités et de petits défauts, il était excellent père de famille, poltron et dévoué, gobeur et goguenard, très sobre à ses heures, et très gourmand quand il s’agissait de tâter la cuisine d’autrui. Il craignait Mme Heurteloup comme le feu, et, malgré cela, il avait avec elle son franc parler, lui rivant son clou en douceur, d’un ton bon enfant et narquois qui la désarmait. À côté de cette Don Quichotte du pessimisme, il jouait le rôle d’un Sancho Pança affectueux et frondeur, gouailleur et ingénu, et malgré de fréquentes prises de bec, ces deux êtres n’avaient jamais pu par-