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Page:Theuriet madame heurteloup 1918.djvu/14

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venir à se brouiller, tant ils sentaient au fond l’un pour l’autre, une estime solide, capable de résister aux orages de la vie quotidienne.

Tout, en restant accoudée devant son feu éteint, après avoir remué l’amas confus de ses souvenirs, Mme Heurteloup songeait à cet attachement, dont Fanfan Pierron lui avait donné tant de preuves. C’était là un fait qui contrecarrait ses théories et sur lequel elle ne trouvait pas à mordre. L’amitié désintéressée de Fanfan l’étonnait toujours et résistait à l’analyse dissolvante de son pessimisme. — Le ronflement plus sonore de ses deux chiens lui fit relever la tête ; la lampe se mourait, le foyer n’était plus qu’un monceau de cendres froides et le cri-cri ne chantait plus. Elle se leva, repoussa sa chaise, se déshabilla en un tour de main. — Nous verrons, se dit-elle en soufflant sa lumière, s’il mettra les pouces au sujet de sa dévergondée de fille… Je jure bien qu’il n’aura pas le dernier !

Il n’eut pas le dernier, en effet. Fanfan était de la nature du jonc ; il savait plier sans rompre. Deux jours après, se trouvant seul avec Mme Heurteloup au repas de midi, il poussa un bruyant soupir et dit entre deux bouchées :

— Je me suis pourtant décidé à faire un gros sacrifice, mame Heurteloup.

— Lequel ? demanda brièvement la veuve.

— J’ai mis notre Alzine en condition.

— Ah !… Loin d’ici ?

— C’est toujours trop loin, quand il faut se séparer de ses enfants, répliqua Pierron en biaisant. — Il n’avait pas l’air à son aise et tourmentait fort son bonnet de coton. — Je l’ai placée à Grimonbois, reprit-il timidement.

— À Grimonbois !.. Et chez qui donc ?

— Chez Mlle Charmette… de Saint-André, accoucha enfin Fanfan : elle y entrera à la Quasimodo. Lee épais sourcils de la veuve se froncèrent d’une façon menaçante, et elle posa rudement sa cuiller sur la table.

— Je ne te fais pas compliment de ton choix ! grommela-t-elle : c’est tirer ta fille de la gueule du renard pour la jeter dans celle du loup… Enfin, c’est ton affaire… Tant pis pour les gens qui ne voient pas plus loin que leur nez !

Fanfan ébaucha un sourire, ses deux dents s’avancèrent malicieusement sur sa lèvre inférieure, et, de son air bonhomme il se borna à répliquer :

— Mieux vaut avoir la vue courte que le cœur dur, mame Heurteloup !

III

Le premier angélus tintait à la petite église lézardée, quand la femme de Fanfan, la mère Norine. entra avec un bol de café dans la chambre de devant, où Alzine, habillée et peignée, se préparait à partir pour Grimonbois.

— Allons, notre Alzine, dit la vieille femme en branlant sa tête courbée avant l’âge par trente années de travail, voilà qu’il est l’heure de nous quitter ; avale ton café bouillant pour qu’il te tienne chaud en route… Je t’aurais bien accompagnée un bout de chemin, mais Pierron est au bois avec Mme Heurteloup, et j’ai nos bêtes à monder (nettoyer)… On t’enverra ta caisse par une occasion. Prends seulement ton carton et embrassons-nous, ma pauvre gâce… On ira te voir de temps en temps là-bas. Sois sage et ne te fais pas de mauvais sang pour ce Mirguet qui est cause de tous nos maux !

— N’ayez peur, maman, répondit Alzine en lui sautant au cou.

Elle avait le cœur gros et n’osait parler de crainte de pleurer. Ayant noué un mouchoir en fanchon sur ses cheveux, elle avait prit le carton qui renfermait le meilleur de ses nippes, et elle ouvrait la porte de l’allée. La mère Norine l’embrassa une dernière fois, puis, sur le pas de la porte, la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait.

Alzine avait traversé le coulant d’eau où les canards filaient à la dérive, dans la buée matinale qui fumait au-dessus du courant. Maintenant elle suivait le chemin de piéton qui monte vers le bois de Benoîte-Vaux. Arrivée à mi-côte, près de la lisière, elle se retourna pour embrasser d’un long regard tout le creux de la vallée. La veille, elle avait fait ses adieux aux gens de sa connaissance, sans oublier le Mirguet qui était venu la trouver à la brune, derrière les jardins. Aujourd’hui elle disait adieu aux choses, à tous ces coins familiers où elle avait vécu depuis l’enfance. Elle écoutait le grincement des scies qui débitaient des planches dans la brosserie ; elle suivait des yeux le frissonnement argenté du ruisseau parmi les prés, les fumées bleues au-dessus des toits ; elle fouillait du regard les bois de Pontoux, déjà verdoyants, où Mme Heurteloup avait emmené dès l’aube Fanfan et Désiré. À ce moment de la séparation, les détails les plus minimes prenaient pour elle une importance inusitée. Elle reconnaissait de loin une grande femme que sa haute taille avait fait surnommer Pousse-Nuée, et qui menait paître sa vache le long des fossés de Goulinvaux ; elle distinguait sur la route la voiture du meunier, attelée de deux chevaux gris aux sonnailles retentis-