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Madame Heurteloup


PREMIÈRE PARTIE


I

Tout le village est aux champs. Là-haut, sur le plat de la colline où l’on sème les marsages, il y a une animation qui contraste avec la solitude de la forêt, dont les lisières encadrent de leurs marges sombres les labours fraîchement remués. Partout bêtes et gens sont à l’œuvre, la vie rustique est en plein réveil. Ici, on herse un champ ; là, un paysan marche lentement, un sac de toile blanche sur la poitrine ; sa main y plonge en mesure, et, d’un geste circulaire, il répand dans les sillons labourés des poignées d’orge ou d’avoine. Un peu plus loin, le soc d’une charrue commence à soulever des mottes luisantes. Les bêtes tirent, le cou tendu ; les fouets claquent, les hommes encouragent de la voix leur attelage : — Hue ! Dia ! Ohé !

Le soleil ne s’est pas montré de l’après-midi. Un ciel marbré de nuages blancs laisse voir à peine çà et là des coins d’un azur froid. Un vent de bise couche au ras de terre les herbes sèches des éteules ; mais, malgré cette austère physionomie de la campagne, on sent déjà qu’on est en mars et que la vie printanière n’attend plus qu’une pluie tiède pour renaître. Des centaines d’alouettes montent vers les nuées, et leur chant vibrant se mêle aux cris des laboureurs. À la crête d’un champ, à l’endroit où la ligne onduleuse de la côte coupe le ciel pâle, une charrue, avec les deux chevaux qui la tirent et l’homme qui la pousse, s’enlève vigoureusement sur l’horizon.

L’homme est jeune et robuste : il a vingt-cinq ans au plus. Ses jambes guêtrées de toile bise, sa blouse de couleur rousse, se confondent presque avec la terre quand il est au bas du champ ; mais, quand il arrive lentement à la ligne de l’horizon, son profil se découpe sur le ciel, et le piéton au collet rouge, qui longe à mi-côte, sa boite au dos, le chemin de Souilly, et qui reconnaît le beau Mirguet de chez Mme Heurteloup, lui crie de loin un jovial bonjour en agitant son bâton de cornouiller. Désiré Mirguet tourne vers le facteur sa figure affairée, lui renvoie son salut, puis se remet à pousser la charrue en excitant ses chevaux : — Hue, Grisette ! Hardi, Brun ! — Il veut finir sa dernière raie avant la tombée du jour, et ne se soucie pas de perdre du temps en causeries inutiles. Le piéton poursuit son chemin dans la direction de Souilly, se rapetissant de minute en minute, à mesure qu’il s’éloigne.

Comme il se l’était promis, Désiré Mirguet a terminé son labour avant la venue du crépuscule. Maintenant, il s’arrête à l’extrémité du champ, essuie son visage moite de sueur, tandis que ses yeux bruns parcourent un moment l’étendue des terres et des bois qui composent le finage du Chânois.

À droite, la forêt de Benoîte-Vaux, à gauche, celle de Pontoux, couronnent les collines et entourent d’une épaisse ceinture boisée le village couché au fond d’un vallon étroit. Tout là-bas, en aval, à l’endroit où les bois descendent jusqu’à la route et semblent vouloir lui barrer le passage, un moulin solitaire se dresse comme une sentinelle perdue à la pointe des prairies ; puis, à une portée de fusil, tranchant sur le vert cru de l’herbe, deux maisonnettes aux toits roux et aux murs d’un blanc bleuâtre se tiennent en avant-garde au milieu d’un massif d’arbres fruitiers ; peu après vient le gros du village avec son ruisseau arrosant le pied des maisons, son clocher à demi croulant, ses toits de tuile dont les fumées montent droit vers le ciel ; en arrière, une dernière bâtisse plus considérable développe ses engrangements