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et son corps de logis, ombragé par un gros orme : c’est Chèvrechêne, l’habitation de Mme Heurteloup. Plus loin, les prés recommencent et la route de Heippes, qui les côtoie, serpente jusqu’aux collines boisées où le soleil se couche. Le globe rouge s’enfonce dans une molle jonchée de petits nuages saumonés, et son éclat se reflète en taches de feu, en éclaboussures incandescentes dans l’eau du ruisseau, qui prend sa source à la tête des prés hauts, du côté de la Fosse-des-Dames.

Cette flambée de lumière éclaire en plein le visage hâlé de Désiré, sous le feutre gris recroquevillé que le laboureur a rejeté sur sa nuque. Elle empourpre ses joues fraîches et sa moustache blonde ; elle illumine ses yeux tranquilles et méditatifs. — Lentement et méthodiquement, il dételle ses deux bêtes aux crinières emmêlées, jette son fouet sur ses épaules : — Hue, Grisette ! Hue, Brun ! — et, les précédant, il tourne le dos au champ labouré où la charrue reste seule. Mais, au lieu de descendre vers le village, il suit, sur la crête, un chemin d’exploitation qui tourne dans la direction des bois. — Sur le bistre sombre de la forêt, les armatures noueuses des chênes décharnés se détachent en noir ; de loin en loin, aux marges du taillis, les cornouillers en fleurs mettent comme une poudre d’or, et les saules bourgeonnants une légère fumée d’un vert cendré. Dans les fourrés, où foisonnent les feuilles sèches et persistantes des cépées de chênes, les merles sifflent leur chanson du soir.

Le Mirguet a fait halte à l’angle déjà obscur où le chemin plonge sous bois ses ornières humides, et derrière lui se sont arrêtés aussi ses deux chevaux, qui secouent les oreilles et ont l’air de se demander pourquoi on les amène dans les ronciers de la Vignée, au lieu de les diriger vers leur écurie. Les yeux inquiets de Désiré fouillent attentivement les masses déjà vaporeuses du taillis ; en même temps, il siffle un air de danse, comme s’il voulait donner la réplique aux merles qui s’ébattent aux entours de la source ; puis il s’interrompt et prête l’oreille, car il a entendu un bruit de branches froissées. Il recommence à siffler avec plus de vivacité et un « houp ! » lancé par un gosier féminin répond tout à coup à son sifflet.

— Est-ce vous, Alzine[1] ? demande-t-il d’une voix prudemment assourdie.

— Oui, c’est moi, Désiré.

En même temps, les cépées s’écartent, et une fille de dix-neuf à vingt ans paraît sur le bord du fossé, maintenant sur sa tête nue une volumineuse charge de feuilles sèches, enveloppées dans un tablier bleu.

C’est un joli brun de fille, petite, leste, blonde, rondelette, avec des yeux bleus légèrement renfoncés et frangés de longs cils, ce qui leur donne une expression à la fois futée et caressante.

— Oïe ! dit-elle en jetant son fardeau sur le talus du fossé, je suis hodée (fatiguée).

— Je vous croyais déjà sortie du bois, Alzine, et je commençais à être en souci.

— C’est vous qui êtes en avance ; est-ce que le Cugnat est déjà labouré, que vous finissez votre journée si à bonne heure ?

— Je l’ai mené bon train, le Cugnat ! Mes chevaux ont si bien travaillé qu’ils en étaient tout en écume. On aurait cru censément qu’ils se doutaient que j’avais grande hâte de vous voir à la Vignée… Tout de même, Alzine, c’est le seul moment où nous ayons chance de causer à notre aise. Une fois chez Mme Heurteloup, il n’y a plus à y songer ; elle ne nous perd pas des yeux et on dirait qu’elle en a jusque dans le dos… Depuis que son mari est défunté, elle n’est plus occupée qu’à faire endêver le monde.

— C’est surtout à moi qu’elle en veut, reprend Alzine ; elle est toujours sur ma fressure.

— Elle se doute que vous êtes ma bonne amie, Alzine, et de penser qu’il y a des gens amoureux, ça la met en rage.

La jeune fille jette à son compagnon un oblique regard malicieux :

— Il faut croire, murmure-t-elle, que dans son jeune temps 1'amour ne lui a point trop réussi !

— Bah ! c’est dans sa nature de voir du mal partout. Ceux qui l’ont surnommée la Bête noire l’ont bien baptisée… On dirait qu’elle a avalé un boisseau de suie, et que ça déteint sur tout ce qu’elle regarde… C’est pourtant bon de bien s’aimer, dites, Alzine ?

Tout en parlant, il prend à pleines mains l’un des bras de la jeune fille, et le serre amoureusement. Alzine ferme à demi les yeux et sourit en regardant le Mirguet à travers ses cils. Elle passe sa main restée libre dans la crinière de Grisette, qui penche le cou et arrache des brins d’herbe dans le talus, tandis que le Brun mâchonne les jeunes pousses des saules de la lisière. Alzine et Désiré se contentent de s’entre-regarder, de se sentir 1'un près de l’autre et de se toucher de l’épaule de temps à autre. Pendant plus d’un quart d’heure, ils restent heureux et muets au milieu de la solitude qui les enveloppe.

Le soleil est maintenant presque au ras de l’horizon. À mesure que le ciel s’embrunit, Désiré semble s’enhardir ; l’une des mains qui caressaient le bras d’Alzine s’en est détachée, et, câlinement, le laboureur l’a passée autour de la taille de la jeune fille. Peu à peu il attire Alzine à lui, leurs têtes se rap-

  1. Diminutif d’Alexandrine